Tour de Bretagne : « Les Russes bouffaient tout le temps »
Pour saluer le 50e Tour de Bretagne (ex-Ruban Granitier Breton), DirectVelo vous propose une série d'articles sur l'histoire de cette course devenue une référence parmi les 2.2. Aujourd'hui, l'arrivée des ogres soviétiques et des Pays de l'Est.
Ils sont arrivés en bus, le ventre plein et pourtant, ils ont tout dévoré, laissant des miettes à leurs adversaires de l'Ouest pendant des années. "Ils" ce sont les premiers coureurs soviétiques venus disputer le Ruban Granitier en 1971.
Les coureurs de l'URSS ne sont pas les premiers étrangers venus disputer le Ruban, créé en 1967, d'abord sur une journée (voir le palmarès ici). Les Néerlandais et les Italiens les ont précédés. Mais avec l'arrivée des maillots rouges, le Ruban Granitier passe la vitesse supérieure. "C'est grâce à l'entregent d'Albert Bouvet qui travaillait à l'organisation du Tour de France que les Soviétiques, puis les Polonais, sont venus", tient à rappeler Daniel Hillion, présent dans l'organisation depuis la première édition.
Albert Bouvet, ancien "picaou", tailleur de pierre de Mellé au nord de Fougères, apporte son savoir-faire et son carnet d'adresses de directeur des services sportifs du Tour de France, aux organisateurs Marcel Bouvier, Louis Fossani et Jean Patin. Il restera directeur technique jusqu'en 1991.
LES CASSES-CROÛTES DES POLONAIS
C'est bien d'inviter les Soviétiques, mais encore faut-il les faire venir jusqu'en Bretagne. "Deux gars ont conduit le car du club de foot de Léhon [à côté de Dinan NDLR] pour aller les chercher", se souvient Daniel Hillion pour DirectVelo. Les Soviétiques sont venus en France préparer la Course de la Paix. Avant la Bretagne, ils ont disputé - et gagné - le Circuit de la Sarthe grâce à Wladimir Nielubin.
L'équipe n'est pas à l'heure au rendez-vous. Et quand, enfin ils se pointent, les coureurs ont très faim. Les Bretons doivent sortir le carnet de chèques, se vider les poches pour que les coureurs se remplissent la panse. D'ailleurs Daniel Hillion se souvient que "les Russes bouffaient tout le temps et de tout." A croire que les kolkhozes ne remplissaient pas l'étal des magasins d'URSS. Georges Le Bourhis, directeur sportif de l'équipe VitFrance en 1974 s'étonnait à l'époque de voir "les Polonais manger des casse-croûtes après l'arrivée alors qu'on ne donnait rien à nos coureurs, ou une tartelette. Et maintenant, on fait pareil."
La grande équipe de Pologne des années 70 avec Richard Szurkowski (2e à gauche) - Photo : John Pierce - PhotoSport International
FESTIVALS DE TIR GROUPES
Pour leur première apparition, les coureurs de l'URSS se contentent de gagner une étape grâce à Nielubin, futur 5e de la Course de la Paix. Marcel Duchemin, pilier de l'équipe de France amateur de ces année-là, sert de dernier rempart à la marée rouge. Quand ils reviennent en 1973, les Soviétiques monopolisent les quatre premières places du général. Jusqu'en 1989, l'URSS gagne cinq fois le Ruban Granitier, à chaque fois avec des coureurs qui ont l'habitude de briller sur la Course de la Paix.
En 1974, ce sont les Polonais qui débarquent à leur tour, "toujours grâce à Albert Bouvet", rappelle Daniel Hillion. Les maillots blancs et rouges vont signer trois triplés en cinq ans. Car les Polonais ne se déplacent jamais sans leurs Champions du Monde du 100 km ou individuels comme Szurkowski et Kowalski. "Les Polonais, c'était des pros. Ils marchaient à la baguette, c'était militaire", se souvient Georges Le Bourhis.
Les maillots gris de la RDA ont mis plus de temps pour aller de Berlin-Est à l'Ouest de la France. Mais là encore, le déplacement tourne à la razzia : Trois coureurs sur le podium devant les futurs pros Eric Boyer, Thierry Marie, Ronan Pensec, Erik Breukink ou Andrew Hampsten.
LES TSARS DE LA BORDURE
Tous les témoins des exploits des "camarades" russes ont été marqués par "leurs coups de bordure" et "leurs coups de Trafalgar" au bord de la mer. Amis du vent, les Diables rouges ont dynamité la course bretonne plus d'une fois. Le peloton a beau rouler, les maillots rouges s'envolent.
Les coureurs de l'URSS ne se contentent pas d'écraser les adversaires. Ils font la course jusqu'au bout. En 1976, Boris Issaev déshabille son équipier Alexandre Tikhonov dans la dernière demi-étape à Plaintel grâce à une échappée dans les 13 derniers kilomètres. A égalité de temps avec l'ancien maillot blanc, Issaev hérite de la victoire à l'addition des places.
DERRIERE UN DERNY
Le plus souvent, les "Pays frères", s'évitent sur le Ruban Granitier, en alternant leur présence sur la course. Mais pour sa première participation en 1975, Marc Gomez a eu droit au fromage et dessert : Un match URSS-Pologne au Pays du Granit, arbitré par les Hollandais dont Ad Gevers, futur Champion du Monde cette année-là. Du très haut-niveau. "J'avais l'impression d'être derrière un derny, sauf qu'ils réussissaient à sortir du peloton !", admire encore aujourd'hui Marc Gomez. "J'ai connu la même sensation à ma première participation à la Course de la Paix", ajoute le Champion de France 1983.
Le Ruban Granitier Breton et la Course de la Paix avaient leurs habitudes au mois de mai. La course bretonne se termine le 1er mai, jour de la Fête du Travail. Le "Tour de France des Pays de l'Est", débutait alors le 8 mai, jour de la fin de la guerre 39-45 en Europe.
Si, en 1975, Richard Szurkowski gagne la Paix en sortant du Ruban, à la fin des années 80, les Pays de l'Est n'envoient plus leurs premières montures en Bretagne. A cette période de l'année, la concurrence est rude avec le Tour des Régions Italiennes et le Circuit des Mines en Lorraine. "Sur le Ruban, je faisais partie des meilleurs coureurs", se souvient Jacky Durand, "mais sur la Course de la Paix 1989, j'étais un Junior face aux Ludwig, Ampler, Abdoujaparov..."
En mai 1989, personne n'imaginait que le Mur de Berlin allait tomber six mois plus tard, ouvrant la brèche du professionnalisme pour les meilleurs coureurs de l'Est. Mais les jeunes russes n'ont pas oublié les leçons des anciens. En 1992 Evgueni Berzin et Vladislav Bobrik font joujou avec le vent et réduisent le peloton en lambeaux. Les deux coureurs franchissent la ligne d'arrivée à Erquy, la main dans la main, "à la Gewiss".
Evgueni Berzin, quand l'URSS existait encore. Photo : John Pierce - PhotoSport International