Stéphane Heulot : « On n’aspire pas forcément à ce cyclisme-là »
Après une très belle saison grâce notamment à Arnaud De Lie, Lennert Van Eetvelt, Maxim Van Gils ou encore Victor Campenaerts, vainqueur d’étape sur le Tour de France, la Lotto a quasiment assuré son retour en WorldTour en 2026. Mais avec le départ de Dstny, le co-sponsor des trois dernières années qui n’a pas été remplacé, l’incertitude est de mise pour une équipe qui devra faire sans Maxim Van Gils, parti chez Red Bull-Bora-Hansgrohe alors qu’il était toujours sous contrat, et d’autres éléments forts partis dans des équipes où les contrats proposés étaient bien plus lucratifs. Faute de profondeur dans son effectif, la Lotto a dû faire des choix et zapper de son calendrier quelques courses WorldTour. DirectVelo a profité de la présentation de la ProTeam belge, ce jeudi, pour faire le point sur les différents dossiers brûlants des dernières semaines et évoquer les ambitions pour la saison à venir avec Stéphane Heulot, manager général.
DirectVelo : L’année 2025 sera-t-elle plus importante au niveau budgétaire ou des résultats ?
Stéphane Heulot : Tout est important, j’ai envie de dire. Le cyclisme est un sport qui change très vite en ce moment. Il y a une inflation colossale. Mais tout ne se résume pas à un budget. On est focalisé sur quatre-cinq équipes qui explosent le marché, sur lesquelles on ne peut pas s’aligner, on en est bien conscient. Est-ce notre volonté de pouvoir suivre ? Je ne suis pas sûr, on n’aspire pas forcément à ce cyclisme-là. Je ne sais pas combien de temps va durer ce modèle, peut-être que ça va être la norme… Dans mon rôle, tout est important. Il n’y a pas de petits détails. Quand on finit 9e mondial avec le niveau de budget qu’on a, j’ai envie de dire qu’on a fait du 150 %.
« ÉTAIT-CE DANS NOS VALEURS DE LE BLOQUER PENDANT SEPT-HUIT MOIS ? NON »
Mais si vous voulez jouer un rôle dans le WorldTour l’année prochaine, vous avez besoin de plus de budget…
Forcément, la moyenne budgétaire dans le WorldTour est de 32 millions. Elle était de 20 millions en 2021, c’était 28 l’an passé. On a repris quatre millions sur une année. Nous ne sommes même pas à la moitié de ce budget. Évidemment qu’il faudra trouver des solutions, mais elles ne s’inscriront pas à l’inverse de nos valeurs et de notre esprit. On a réussi à créer quelque chose d’assez incroyable. On est attaqué, on est victime de notre succès. Que peut-on faire par rapport à la loi belge qui est permissive par rapport à ce qu’on a vécu avec Maxim (Van Gils) ? Était-ce dans nos valeurs de le bloquer pendant sept-huit mois ? Non. Il a beaucoup donné à l’équipe. Certes, ce ne sont pas nos valeurs de ne pas respecter les contrats. Mais c’est comme ça, il faut faire preuve de résilience et continuer à rebondir, c’est le travail de tous les jours.
On te sent touché pour Maxim Van Gils…
Maxim est quelqu’un que j'apprécie énormément comme tous mes coureurs. Je peux comprendre le côté coureur et le fait qu’on se doit de faire la meilleure carrière possible. C’est court, tout peut arriver, un accident, une chute… On peut aussi perdre du temps. Je répète qu’on avait resigné à sa demande, à Denia lors du stage de pré-saison, c’est lui qui est venu vers nous. Je n’ai pas discuté la proposition de son manager Dries Smets car c’est ce que voulait Maxim. Il voulait être tranquille pour les trois prochaines années, il se sentait bien dans l’équipe. Quand on a signé avec Maxim et même avec Kurt (Van de Wouwer, NDLR), on a eu un échange en disant qu’on a quand même été généreux. On n’avait pas conscience de son évolution, on n’avait pas non plus le sentiment de réaliser une bonne affaire. On avait bien évidemment envie de le garder, comme Lennert (Van Eetvelt). Après, il a eu ces résultats… Je ne peux pas lui en vouloir. Ça me fait mal pour l’équipe car les contrats doivent se respecter. À l’inverse, quand un coureur ne performe pas et qu’il est bien payé, on n’a pas ce « money-back » et je trouve ça normal. Le vélo est un sport aléatoire, mais maintenant les équipes n’ont pas le choix. Il y a des agents qui sont assez virulents et j’ai peur que ce modèle footballistique rentre de plus en plus dans le vélo. Forcément, ça me touche car il y a de l’affectif. L’année passée, j’ai beaucoup œuvré pour le convaincre de faire le Tour en lui disant que ça allait lui servir pour les Classiques de cette année. Il n’y a pas que ça mais aussi son travail, son épanouissement personnel et sa maturité qui est arrivée. J’ai des regrets par rapport au fait de ne pas avoir les capacités de l’accompagner. Ce n’est pas voulu.
Comment est-ce que ça s’est passé ?
Maxim m’a prévenu qu’il changeait d’agent jusqu’après le Tour. Son nouvel agent m’a appelé pour m’indiquer que c’était avec lui qu’il fallait maintenant discuter. Je me suis rapproché de son ancien agent pour comprendre ce qu’il passait. Jusqu’alors, c’était plus une volonté de renégocier le contrat. On ne pouvait pas le réaugmenter en 2025, c’était clair et net. Quand Maxim m’a dit, j’ai ce que je veux, c’est ce que je rêve, je me dois de respecter ça… Je lui souhaite le meilleur, c’est un garçon charmant plein de qualités, il a passé sept ans dans l’équipe dont trois dans la Dévo. J’espère que ça se passera mieux pour lui que pour Cian Uijtdebroeks (sourire).
« COMME SI ON RENTRE DANS UN MAGASIN DE FERRARI AVEC LE BUDGET D’ACHETER UNE CITROËN »
Avez-vous eu peur de perdre un deuxième coureur ?
On n’est pas mariés avec les coureurs. On s’aperçoit que même un contrat n’est pas suffisant. On est dans un milieu professionnel. On défend nos intérêts par rapport à une culture sportive, à un contexte économique et nos capacités. Quand vous allez acheter une baguette chez la boulangère, vous y allez avec l’argent qu’il faut sinon elle ne va pas vous donner la baguette. On peut se comporter en challenger et rivaliser. Si je prends le cas de Florian Vermeersch, qu’on aurait vraiment voulu garder mais quand la première position sur la table était déjà le double de ce qu’on pouvait mettre au mieux, c’est du respect de dire qu’on ne peut pas. C’est comme si on rentre dans un magasin de Ferrari avec le budget d’acheter une Citroën en pensant qu’on va repartir avec une Ferrari. Son manager savait ce qu’on pouvait faire. On a parlé d’une manière très franche et transparente. Quand c’est le double de ce que nous pouvions mettre au maximum…
Il y a aussi eu le cas Jarno Widar….
Avec Jarno, c’est un contrat qui passe par l’équipe de développement, deux ans dans la réserve et deux ans en option. Si nous ne savons pas nous mettre au même niveau qu’une équipe concurrente d’un point de vue du salaire, il est libre de partir, ce à quoi nous avons répondu avec des arguments de performance qu’il avait de manière précise. Jarno a aussi un plan de carrière bien établi. L’important était de ne pas dire oui à tout. Il était important d’être sûr de pouvoir l’accompagner au mieux. C’est notre vocation, on ne sera jamais RedBull ou UAE.
Est-ce qu’il y a une crainte que d’autres talents partent ?
Forcément, mais ce n’est pas que nous. Je discute avec l’AIGCP (Association Internationale des Groupes Cyclistes Professionnels), l’UCI et les autres équipes qui sont au même niveau que nous. Tout le monde est conscient de ça. L’UCI m’a vraiment bien soutenu en nous demandant de ne pas accepter de rentrer dans ce schéma. Mais au-delà de l’UCI, il y a d’abord une loi belge et européenne qui s’applique. On avait la capacité de bloquer Maxim. Il n’aurait pas couru jusqu’en juillet, quelle aurait été l’idée pour une finalité identique ? On a d’autres valeurs chez Lotto, ça n’a jamais été une option.
« CONFIANT DE POUVOIR ANNONCER QUELQUE CHOSE AVANT LE DÉPART DU TOUR »
Le futur d’équipes comme Lotto est-il en danger ?
C’est le cyclisme en général qui peut l’être. J’ai discuté avec beaucoup d’équipes françaises et internationales, même avec Brent Copeland qui est le président de l’AIGCP. Tout le monde s’inquiète si on rentre dans ce schéma car ça ne suivra pas. On va forcément dériver à un moment vers une limitation d’intérêt du cyclisme. Si on se retrouve avec cinq-six équipes qui décident des résultats des courses, ça va être compliqué.
Qu’est-ce qu’il vous manque dans la structure pour exister dans le WorldTour ?
Il nous manque toujours trop. Atteindre cette moyenne budgétaire est illusoire, mais s’en rapprocher serait quelque chose de beaucoup plus confortable. Vu à quelle vitesse elle augmente chaque année, c’est un peu effrayant. Mais il faut la relativiser car quand on enlève ces quatre-cinq équipes, nous ne sommes pas si mal que ça dans le peloton global.
Combien faut-il pour exister ?
Pour avoir un budget plus confortable, il faut être plus proche des 30 millions que des 20.
Où en êtes-vous pour le sponsoring pour la saison prochaine ?
Le problème est qu’il y a eu du changement depuis deux ans au niveau commercial. Rien n’a été fait pendant deux ans. Quand Kenny Provyn est arrivé en avril, on est parti d’une feuille blanche. C’est difficile de trouver six millions en cinq mois, c’est juste la réalité. Aujourd’hui, on a des pistes, on est confiant de pouvoir annoncer quelque chose avant le départ du Tour. C’est un travail continu et colossal. La conjoncture économique n’est pas facile, on marche sur la tête un peu partout. Mais l’équipe est attractive et le cyclisme est porteur actuellement, on ne baissera pas les bras. On démarche beaucoup. On restera dans nos valeurs. Depuis 40 ans, Lotto a cette équipe, on ne peut pas oublier ce passé.
« LA CAPACITÉ DE DÉTECTER ET FORMER UN FUTUR TOP 5 MONDIAL »
Plusieurs coureurs sortent de la Dévo…Est-ce votre seule méthode pour rivaliser ?
Le scouting est fait. La Dévo est la mise en pratique des talents qu’on détecte. Mais évidemment, il ne s’arrête pas à ça. On est ouvert à tout comme toutes les équipes. Cette niche et cette force paient grâce à un travail formidable effectué par Kurt Van de Wouwer. Mais ça commence à être compliqué puisque les autres grosses équipes lorgnent sur nos talents. On l’a vu avec Jarno, Matys Grisel, Steffen de Schuyteneer… On sait que ce sont des talents à qui il faut laisser un peu de temps. Notre philosophie est qu’on n’a pas la capacité d’embaucher un Top 5 mondial voire un Top 10. Par contre, on a la capacité de détecter et former un futur Top 5 mondial. On est sur ce registre qui, à mon sens, fonctionne plutôt bien en étant pour la deuxième année consécutive dans le Top 10 mondial. Même si encore une fois, on est très loin de ce rang au niveau du budget.
Quelles sont les ambitions de cette année ?
On a été obligé de revoir le programme de courses avec le départ de Maxim (Van Gils). L’important était de candidater sur des épreuves porteuses de résultats. Sans Maxim, il n’y aura pas de Paris-Nice et de Dauphiné. Ce sont des choses qui vont nous handicaper. Il faut que 2025 soit une année de transition.
D’autres raisons expliquent-elle ce refus de participer à plusieurs courses WorldTour en 2025 (lire ici) ?
On n’a pas refusé beaucoup de courses par rapport à l’année dernière. Les deux majeures supplémentaires sont Paris-Nice et le Dauphiné, ce que je regrette. Mais ça tombe sous le sens par rapport à la jeunesse de l’équipe et l’objectif qu’on a de revenir en 2026 dans le WorldTour. Il n’est pas question de dénigrer nos valeurs et nos talents en les mettant à toutes les sauces. Il a fallu trouver un juste équilibre pour avoir une saison pleine comme on a réussi à le faire depuis deux ans. Lennert a un programme axé sur certaines courses par étapes d’une semaine qui seront importantes pour lui. De l’autre côté, on a Arnaud (De Lie) et sa garde rapprochée pour les Classiques avec le souhait fort de briller. Alec Segaert s’affirme de plus en plus tous les ans. Il poursuit ses études, mais sera de plus en plus à 100 % pour le vélo. Si toutes les planètes s’alignent correctement pour le Tour avec Arnaud, Alec et Lennert, ça peut donner de très belles choses. On va essayer d’être percutants sur tous les objectifs qu’on a clairement identifiés.
« JE PENSAIS AVOIR MON SERPENT À TROIS TÊTES, MAIS ON VA ÊTRE PLEIN DE RESSOURCES »
Arnaud De Lie a vécu un printemps compliqué l'an dernier…
Ça a été une chance pour lui. Il ne faut pas oublier qu’il est très jeune. Ça a été une rupture, je pense, car il avait toujours connu des succès. Dans l’état où je l’ai récupéré au soir de la troisième étape de Paris-Nice, je lui ai dit : « demain matin, tu fais ta valise, on rentre ». Il a craqué car il n’a pas compris. Ça a été un moment compliqué, c’est de la résilience. Mais c’est toucher le fond pour mieux rebondir. Il l’a fait de belle façon. Je pense que ça va lui servir pour le futur. Ça a été une modification d’approche de la saison. Il ne s’agit pas de tirer à boulets rouges sur ce qu’on aurait dû faire ou pas… Il voulait essayer cette formule de stage en altitude, mais ça n’a pas marché et ça ne lui convient pas comme par exemple un Mads Pedersen dans son profil. Il ne faut pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain. Il a pris beaucoup de recul et une belle expérience sur ce qu’il fallait faire par rapport à cette approche. On reprend des habitudes, on panache avec de nouvelles choses. On y va plus en marchant qu’en accélérant.
Quelle sera la préparation pour les Classiques sans Paris-Nice et Tirreno-Adriatico ?
C’est aussi le cas de Mathieu Van der Poel mais c’est un peu une exception (sourire). Beaucoup de coureurs sont quand même dans ce registre. Paris-Nice a montré ces dernières années que ce n’était pas forcément la meilleure course pour se préparer au mieux pour les Classiques. L’accent est plus mis sur un état d’esprit et de performer très rapidement pour Arnaud afin d’arriver avec un maximum de fraîcheur sur les Classiques pour arriver jusqu’au bout. Cette année, il est arrivé avec plusieurs pépins inhérents aux cyclistes comme les chutes… Mais je ne crois pas au hasard. Il y a des choses qui se produisent. Les choses se sont mal enchaînées ou mal passées en raison de la tension et du stress qui augmentent… Arnaud a besoin de beaucoup de sérénité et de plaisir. Il a envie de jouer au vélo.
Est-ce pour des raisons budgétaires que vous n’irez pas sur certaines épreuves WorldTour comme Paris-Nice ?
Ça n'a rien à voir. C’est une vision pleine de la saison. On a fait ce choix lors du regroupement avec tous les entraîneurs, chacun a exposé ses avis. Le parcours de Paris-Nice n’était pas avantageux pour nous. C’est aussi du respect pour l’organisateur même si la course me tient à cœur. On n’avait personne pour le général, il y a peu d‘arrivées au sprint. Ça aurait été une équipe très pâle.
Mais en 2026, vous êtes amenés à y participer si vous retournez en WorldTour…
C’est le gros challenge. Ce sont des vases communicants, on en a bien conscience. J’aurais bien aimé qu’on puisse faire un troisième Grand Tour en 2025 pour utiliser nos jeunes mais c’était trop tôt. On ne se sentait pas à l‘aise. Je tiens à suivre les avis du département de la performance, des entraîneurs et des coureurs. 2025 est une année transitoire, qui ne veut pas non plus dire sans ambitions, vis-à-vis de cet objectif de revenir dans le WorldTour, pas pour survivre mais pour y performer. Je pensais avoir mon serpent à trois têtes. Il y en a deux bien affirmés, mais d’autres vont arriver. Il va falloir recréer tout ça, je n’ai pas trop d’inquiétudes, je sais qu’on va être plein de ressources.