La Grande Interview : Edouard Lauber

La victoire a parfois un goût amer. Elle réveille alors les choix mal réglés, les regrets plus ou moins anciens et les rêves à peine enfouis. Edouard Lauber est de ces vainqueurs tristes. Après son succès sur la première étape et la classement général du Circuit de Saône-et-Loire, au prix de sa fougue pour une fois bien maîtrisée, le coureur du CC Etupes aurait de quoi pavoiser. Au contraire, DirectVelo.com l'a trouvé abattu dix jours plus tard, au téléphone. Il venait d'apprendre qu'il serait forfait pour ses prochains objectifs, le Tour de Franche-Comté et le Tour des Pays de Savoie, en raison de son emploi du temps professionnel. Dans le civil, l'Alsacien travaille dans une société d'équipement et d'entretien des centrales nucléaires. Lui qui aime "éclater les pédales le week-end" se trouve surtout éclaté entre ses deux vies, l'une d'ingénieur et l'autre de coureur amateur. Conflit brûlant entre la passion et la raison. Affligé de ne pas pouvoir s'entraîner, de plus en plus conscient qu'il pourrait bientôt trancher entre le sport de haut niveau et son emploi, Edouard Lauber, vingt-six ans, est épuisé dans son corps et son esprit. Il gagne pourtant. De là naît le drame : "Si j'étais collé complet, je ne me plaindrais pas et je rendrais ma licence", raconte-t-il, enseveli sous sa passion toujours vibrante du vélo.

DirectVelo.com : Ta première victoire de la saison est également la première du CC Etupes en 2014...
Edouard Lauber : Depuis le début de saison, on a tout tenté. Pierre (Bonnet), Guillaume (Martin) et Hugo (Hofstetter) et d'autres encore tournaient autour. Je suis content d'avoir concrétisé. Je l'ai fait aussi pour le club. Et pour les beaux coureurs qui se sont imposés au palmarès avant moi, des coureurs que j'aime bien.
 
Qui sont ces vainqueurs que tu apprécies tant ?
Des gars à l'ancienne. Des coureurs du CC Etupes de la grande époque ou plus récemment Fred Talpin, du VC Caladois (lauréat de l'épreuve en 2013, NDLR). Ce sont des attaquants, ils ne calculent pas trop, et ils s'imposent en costaud.
 
« J'AI REUSSI A ME DOMESTIQUER »
 
Tu t'es inspiré de leur style pour inscrire ton nom au palmarès ?
Je cours vraiment comme une b... ! Dans ces cas-là, soit on est au-dessus du lot, soit on se couche. Le risque, c'est de perdre des courses qu'on devrait gagner mille fois. Il faut accepter de perdre des courses. Pour ma part, je ne sais pas faire du vélo autrement. Pierre Bonnet et Thomas Bouteille essaient de ma calmer sur le vélo, de même que notre directeur sportif, Jérôme Gannat. J'essaie d'appliquer leurs conseils, mais sans trop de succès jusqu'à présent.
 
Apparemment, tu es moins performant lorsque tu es raisonnable. Sur le Circuit de Saône-et-Loire, ton tempérament fougueux a repris le dessus et tu as gagné...
La solution, ce serait de placer une seule attaque : la bonne. Au Circuit de Saône-et-Loire, j'étais deuxième du classement général le matin de la dernière étape, dans le même temps que le leader (Floris De Tier, de l'équipe EFC-Omega Pharma-Quick Step). Pourtant, j'avais déjà perdu dans ma tête. Je me suis fait violence toute la journée, en particulier dans les descentes sous la pluie, un terrain que je n'aime vraiment pas. J'ai eu la chance de me retrouver dans un groupe d'une trentaine de secondes. Cette fois, j'arrivais à me domestiquer et je voulais conserver un maximum de jus pour le final. Mes relais étaient moins assassins que d'habitude. Je suis sorti en contre-attaque derrière et j'ai craqué physiquement. J'ai été rejoint. Puis je ressors une deuxième fois et je prends la troisième place à l'arrivée.
 
Donc, tu as su doser la raison et la passion. De quoi savourer ce succès tout particulièrement ?
Quand j'ai gagné mon étape du Tour Alsace en 2012, j'étais dans ma région, devant mes proches... Mais décrocher le Circuit de Saône-et-Loire, c'était émotionnellement plus fort. Pour autant, je ne suis pas sûr d'avoir savouré cette victoire. Il faut dire que je suis un peu en train de craquer en ce moment...
 
« RENONCER AUX BELLES COURSES PAR ETAPES »
 
Es-tu perturbé par ton emploi du temps, partagé entre le cyclisme de haut niveau et le travail à l'usine ?
C'est de plus en plus compliqué de mener ces deux vies de front. J'ai changé d'employeur en février, à la fois pour donner un nouvel élan à mon parcours professionnel et pour me rapprocher géographiquement du club d'Etupes ainsi que de mes petites montagnes, puisque je suis originaire du pied du Ballon d'Alsace. Le hic, c'est que mes horaires sont inflexibles. Je dois renoncer à m'entraîner et à disputer certaines épreuves !
 
D'autres coureurs travaillent ou ont travaillé comme ingénieur dans l'industrie, ce qui ne les a pas empêchés de mener une brillante carrière cycliste, à l'image de Jean-Christophe Péraud. Qu'est-ce qui est différent pour toi ?
Les coureurs qui viennent du même secteur d'activité que moi et qui ont réussi dans le cyclisme ont très certainement bénéficié d'aménagements dans leur emploi du temps, ce qui n'est pas mon cas. Et comme je suis nouveau venu dans mon entreprise, je ne peux pas prendre de congé sans solde. C'est la règle, je dois m'y plier.
 
Donc, tu ne pourras pas disputer d'épreuves par étapes cette saison ?
En effet. Je peux courir le samedi et le dimanche, pas trop loin de chez moi. Par exemple, ce week-end, je serai au départ sur le Tour de Berne, en Suisse, puis à Sentheim, en Alsace. Mais je ne peux plus m'engager sur les belles épreuves par étapes. Je me faisais une joie de courir le Tour de Franche-Comté, un pur chantier comme je les aime, mais ce n'est plus possible. Idem pour le Tour des Pays de Savoie. Mon seul espoir, c'est de pouvoir m'aligner sur le Tour Alsace début août.
 
« EPUISE MENTALEMENT »
 
A quoi ressemblent tes semaines d'entraînement ?
Une ou deux fois par semaine, je vais au travail en vélo. Je me lève à six heures et je pars pour quarante kilomètres le long de la route nationale. Je n'ai pas la possibilité de rouler entre midi et deux, ni le soir parce que je quitte mon bureau assez tard. Du coup, je m'entraîne en moyenne quatre heures par semaine, dans le meilleur des cas. Parfois, je m'aligne sur une course avec zéro kilomètre dans les jambes depuis le week-end précédent.
 
La performance semble à peine croyable...
Mon capteur de puissance enregistre tous mes kilomètres. Et il y en a vraiment peu en ce moment. Je sais bien que certains ne me croient pas, et moi-même j'ai du mal à y croire. Au Circuit de Saône-et-Loire, j'ai pensé plusieurs fois arrêter pendant la course. Je me faisais plaisir et j'allais gagner, mais d'un autre côté je me sentais épuisé mentalement.
 
« J'AI LA RAGE »
 
Ton plus gros souci, c'est de devoir renoncer à des compétitions prévues à ton calendrier ? Ou bien de ne pas pouvoir t'entraîner assez ?
Le plus gros problème, c'est que je me sens complètement cramé en semaine, je ne récupère pas de mes efforts. Et je suis dépité parce que je marche bien. Si j'étais collé complet, je ne me plaindrais pas et je rendrais ma licence. Or, je me sens très bien sur les courses. Peut-être parce que j'ai vieilli. Ou peut-être parce que j'ai la rage !
 
Quelle est la solution pour que tu sois épanoui ?
Certainement que je fasse un choix : le travail ou le vélo.
 
Peut-être que tu pourrais prendre une année sabbatique et te concentrer sur le cyclisme ?
Ce ne serait pas bien raisonnable à vingt-six ans. Je prendrais le risque de perdre mon emploi et il est bien clair que je ne deviendrais pas coureur professionnel. En tout cas, j'ai fini de penser à ça.
 
On sent que tu as des regrets ?
Disons que j'ai privilégié mes études pendant longtemps, à tort ou à raison. La mentalité qu'on nous inculque nous pousse à réussir dans la vie, donc à faire des études.
 
« TOUJOURS DU PLAISIR EN COURSE »
 
Avec un emploi stable, ta situation économique reste relativement enviable.
Oui, mais le pognon ne m'intéresse pas vraiment. Ce que j'aime le plus, c'est éclater les pédales le week-end. Pour vivre ce que je vis, il faut aimer le vélo ! Pour moi, le vélo a toujours été un jeu. J'ai participé à mon premier Tour Alsace en 2007 comme on se rendrait sur une course FSGT. Pareil cette année sur le Circuit de Saône-et-Loire : je me suis engagé uniquement pour m'amuser. Je prends toujours du plaisir en course et mes amis ainsi que les coureurs et dirigeants du CC Etupes m'aident en cela. Même sur un circuit pourri où je devrais être mort de trouille, je prends du plaisir !

Tu te sens coupé en deux ? Avec ta vie d'ingénieur comme part raisonnable de ton identité et le cyclisme comme part de fantaisie ?
J'aime le contact avec la nature. Cet hiver, je terminais mes séances de home-trainer par des marches en montagne, seul, heureux, tranquille. Rien à voir avec le monde du travail, où il faut être un tueur.
 
Sur le vélo, il faut être un tueur aussi ?
Certes, mais moins que dans le milieu de l'entreprise. 

Crédit Photo : Philippe Pradier - picasaweb.google.fr/PHPHOTO42
 

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