La lente dégringolade du sprint français
C'était Sedan. Pour le sprint français dont les athlètes font presque tous partie de l'Armée des Champions, héritier du Bataillon de Joinville, la campagne olympique de Paris 2024 dans LEUR vélodrome (ils l'ont assez répété) de Saint-Quentin-en-Yvelines est une défaite sans appel. Zéro médaille. On aurait aussi pu choisir Azincourt mais pas la Bérézina où les pontonniers s'étaient sacrifiés dans l'eau glacée pour leurs camarades. Mais à Saint-Quentin, pas un acte de bravoure n'est venu sauver l'honneur.
« LES JEUX OLYMPIQUES ÉTAIENT NOTRE SEUL ET UNIQUE OBJECTIF »
Pourtant, pas un bouton de guêtre ne manquait. Au Championnat de France sur cette même piste en janvier, chauffée pour l'occasion, la préparation olympique avait interdit le public au moment des 200 mètres lancés et interdit à la presse de filmer ou photographier pour ne pas dévoiler la trajectoire optimale utilisée par les sprinters français. Les coureurs étrangers ont dû trouver un chemin plus court puisque la meilleure place d'un sélectionné français en qualification est la 6e de Mathilde Gros. Dès le début, cela voulait dire qu'il y avait cinq filles plus rapides qu'elle. Elles étaient trois en 2021 à Izu. Même si la tactique rentre en compte en match, les braquets imposants qu'il faut lancer limitent les surprises. Mathilde Gros s'est fait sortir en 1/8e de finale et les trois meilleurs temps du 200 mètres occupent les trois places du podium, dans le désordre il est vrai (1ère Ellesse Andrews, 3e du 200 mètres).
Alors comment faire le bilan de la vitesse de la dernière olympiade ? Il y a eu des maillots arc-en-ciel, des maillots étoilés mais Florian Rousseau, le directeur du programme olympique, le disait avant le début du tournoi sur piste de Paris 2024 sur le site de la FFC : "Personnellement, j’ai toujours dit que les Jeux Olympiques étaient notre seul et unique objectif. Que toutes les autres compétitions, Championnats du Monde compris, ne devaient être considérées que comme des points de passage vers les Jeux". Le sprint français avec un zéro pointé, pas une finale en keirin, est donc passé à côté, au contraire des autres disciplines de la FFC.
SIGNAL D'ALARME À GLASGOW
Mais les douze derniers mois donnaient de bons indices sur le naufrage qui se préparait. À Glasgow, Sébastien Vigier et Rayan Helal n'ont pas gagné un match de vitesse. Un gros signal d'alarme. La vitesse par équipes féminine s'est tirée une première balle dans le pied pour la qualification olympique, avant la seconde au Championnat d'Europe en janvier. En Coupe des Nations, le trio masculin n'a pas fait un podium en deux manches. Sa position de 5e en qualification à Paris reflète sa place. Et il a fallu bénéficier de trois départs face au Japon pour accéder à la petite finale perdue face à l'Australie.
Ça c'est seulement niveau résultat, mais côté préparation tout est parti en biais. Le préparateur physique a été remplacé. Gérard Quintyn, 77 ans, a été rappelé en octobre comme "accompagnateur du groupe sprint", précisait Florian Rousseau (lire ici). Mais parfois quand il se présente au vélodrome, des coureurs manquent à l'appel. Félicia Ballanger est venue aider Mathilde Gros. C'est aussi le premier poste d'entraîneur de Grégory Baugé et Michaël D'Almeida. L'ancien DTN Vincent Jacquet avait une vision différente pour désigner ses entraîneurs nationaux. "Ceux que je viens de nommer sont tous pour la grande majorité d'anciens CTS (Conseillers techniques sportifs, NDLR)", rappelait-il en 2014 dans la France Cycliste. Sébastien Vigier n'a pas digéré la démission d'Herman Terryn, ne s'entend pas avec Grégory Baugé et se fait entrainer par Alexandre Prudhomme, l'entraîneur de la relève. Dans les comptes de résultats au 31 octobre 2023 de la FFC, le sprint avait dépassé de 75% la ligne budgétaire des intervenants extérieurs dont les entraîneurs et les préparateurs mentaux. À force d'additionner les intervenants, l'Armée de Champions ressemble à l'Armée mexicaine avec la même efficacité à l'arrivée.
LE P24
"Si les résultats sportifs s’obtiennent évidemment sur la base d’une bonne préparation physique, technique et tactique, réussir ses Jeux Olympiques exige aussi un état d’esprit particulier sans lequel, aussi fort soit-on, on a toutes les chances de se planter". Florian Rousseau s'exprimait ainsi avant les compétitions sur piste. L'ambiance dans l'équipe de France n'a donc pas été au beau fixe pendant toute la saison. Au point d'être explosive entre coureurs à la Coupe des Nations à Hong-Kong. Autre sujet de discorde, le nouveau vélo Look, le P24.
L'unique point presse de l'année, prévu le 23 mai, a été annulé quelques jours avant. Il faut dire que ce devait aussi être l'occasion de présenter la nouvelle arme des pistards. Le problème c'est que les sprinters ne veulent plus l'utiliser, à l'exception de Taky Marie-Divine Kouamé. Pour la Coupe des Nations de Milton au Canada, de l'autre côté de l'Atlantique, l'équipe de France a payé le transport aller-retour pour des vélos que les coureurs ont refusé d'utiliser. Dans le même temps, pour faire des économies, la Fédération ne rembourse plus les frais de déplacement aux points de ralliement pour la relève. Si la FFC doit faire des économies c'est que le haut-niveau et la préparation olympique coûtent de plus en plus cher. Les déplacements en particulier comme le rappelait Christophe Manin (lire ici). Le BMX et le sprint sont ceux qui ont le plus explosé leur budget. Mais le DTN assumait qu'"en 2024, le programme olympique ne doit manquer de rien". Le BMX a signé un triplé à Saint-Quentin, le sprint un zéro pointé. Combien faudrait-il dépenser d'argent public de plus pour une hypothétique médaille en vitesse par équipes ? Ironie du s(p)ort, les deux sprinters français se sont fait sortir par le Japonais Kaiya Ota qui chevauchait une machine qui ressemblait au P24, avec la fourche large.
PAS DE TEST DE SÉLECTION OLYMPIQUE
Mais il faut aussi ouvrir les yeux, chez les Hommes, l'équipe de France n'a plus de sprinter au plus haut niveau mondial. Avant les JO, Sébastien Vigier et Rayan Helal pointaient aux 15e et 18e places du classement UCI de la vitesse. Les places des qualifications du 200 mètres reflètent ce niveau. En keirin, Sébastien Vigier était 14e, Tom Derache 29e, Melvin Landerneau 37e et Rayan Helal 75e. Pour établir la sélection olympique, il n'y a eu aucun test pour mettre en concurrence plusieurs coureurs comme cela s'était encore pratiqué pour Tokyo 2021 et qui avait valu à Rayan Helal sa sélection.
Pourtant chez les jeunes, dans un passé récent, l'équipe de France a obtenu des résultats mais la progression ne suit pas. En 2017, à 20 ans, Sébastien Vigier battait Harrie Lavreysen au Championnat d'Europe Espoirs et Jeffrey Hoogland chez les Elites. En 2019, l'équipe de France Juniors devenait Championne du Monde mais de ce trio, Florian Grengbo est le seul à être en équipe de France cinq ans plus tard. En 2019, encore, Emma Finucane est médaille d'argent du Championnat d'Europe de vitesse et Taky Marie-Divine Kouamé médaille de bronze. En 2024, l'Anglaise a récolté trois médailles à Paris, la Française, aucune. Le fossé dans la même génération se creuse déjà. L'équipe de France Juniors entraînée à Bourges a remporté le Championnat d'Europe de vitesse par équipes en juillet dernier. Mais quelles perspectives s'ouvrent pour ces jeunes coureurs ?
FAUT-IL GARDER LES ÉLITES TOUTE L’ANNÉE À SAINT-QUENTIN ?
Depuis plusieurs olympiades, les différents DTN misent sur la vitesse par équipes pour qualifier le maximum de coureurs aux Jeux. Mais cette discipline, pour être médaillable aux JO, demande la spécialisation d'un coureur au poste de démarreur. Peut-on encore enfermer un jeune coureur dans ce poste hyperspécialisé qui peut vite se transformer en impasse ? Surtout que la concurrence sera de plus en plus rude au niveau international et qu'un podium olympique demande trois coureurs de très haut niveau. En 2019, Herman Terryn en était bien conscient. "Ce sera de plus en plus difficile d'aller chercher des médailles dans les années à venir" (lire ici). Et cette vitesse par équipes engendre de gros frais. Pour chaque Coupe des Nations, c'est six coureurs à déplacer (trois garçons, trois filles) et le matériel qui va avec. Faut-il se recentrer sur les disciplines individuelles ?
L'utilisation du vélodrome national se pose. Sans ce vélodrome, les sprinters français auraient-ils eu de plus mauvais résultats la semaine dernière ? Faut-il toujours avoir un pôle olympique installé à l'année dans un bâtiment où la FFC n'est pas vraiment chez elle ? Les coureurs Élites voulaient leur propre entraineur et choisir leur vélo alors pourquoi ne pas prendre en charge eux-mêmes leur préparation ? Dans le vélodrome et, pourquoi pas, le pays de leur choix ? C'est le cas des trois médaillés du BMX. Tout en organisant des stages tout au long de la saison. Quand il y avait deux pôles à l'INSEP et à Hyères, les deux groupes se retrouvaient pour des stages pour travailler la technique de la vitesse par équipes. Les mêmes coureurs tournent en rond ensemble depuis des années à "SQY". Le sprint français est un vase clos qui perpétue ses rancœurs depuis 30 ans.
PAS DE COURSES, PAS DE RETOMBÉES
Le problème est de financer cette préparation individuelle dans un sport où il n'y aucune retombées, sauf pour Mathilde Gros qui a un charisme naturel. Et comment espérer séduire des partenaires quand les coureurs disputent au mieux cinq ou six compétitions dans l'année ? L'hiver dernier, aucun des sélectionnés français n'a participé à la Ligue des Champions, pourtant taillée pour les sprinters. Pour s'économiser en vue des JO. Harrie Lavreysen et Ellesse Andrews, les Champions olympiques de vitesse, y étaient. Et travailler les matchs à trois aurait pu être utile pour se sauver des repêchages.
Comme à l'époque de l'URSS et de la RDA, les sprinters sont condamnés à être des athlètes d'état d'où l'intérêt de l'Armée des Champions. Il est loin le temps de la Cofidis et son équipe de pistards. Daniel Morelon était lui-même employé par la Préfecture de Police pour rester amateur. Pour ses adieux au Grand Prix de Paris, 8000 spectateurs payants (et sans drapeau, ni influenceur rémunéré) s'étaient déplacés à la Cipale. Mais la Fédération peut-elle continuer d'investir autant d'argent pour une discipline hyper spécialisée qui est devenue un sport d’haltérophiles qui ne peuvent pratiquer aucune autre discipline du vélo ? Ou peut-être se reconvertir comme pilote de BMX. Au moins, l'endurance sur piste est un bon complément pour la route et peut être utile pour le bagage des très bons routiers.
LE SPRINT N'EXISTE PLUS EN DEHORS DU HAUT-NIVEAU
Et si le Pôle olympique libère des créneaux pourquoi ne pas les offrir à des clubs parisiens pour des entraînements ou des compétitions de vitesse qui n'existent plus ou presque ? Dix ans après son inauguration, combien de vocations a suscité le vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines ? Julie Michaux doit être la seule membre de l'équipe de France à y avoir découvert la piste. Comment et pourquoi devenir sprinter encore aujourd'hui puisqu'il n'y a presque plus de tournois de vitesse en dehors du haut-niveau. Selon les statistiques des licences 2023 de la FFC, il y avait 141 licenciés "Piste vitesse". Le deuxième club de la fédération de pentathlon moderne en comptait à lui seul 142 la même année... Quel est l'avenir d'une discipline avec si peu de pratiquants, donc si peu de réservoir ? La première édition de la Coupe de France de l'Avenir essaie de pallier ce problème en obligeant tous les participants à disputer au moins une épreuve liée au sprint.
Il y a cent ans, le Français Lucien Michard devenait Champion olympique de vitesse à la Cipale. Il s'était préparé à l'école de Joinville, fondée par les militaires et sur le terrain de laquelle sera construit ce qui va devenir l'INSEP. Lucien Michard était le grand favori et sa victoire était attendue au dernier jour des JO car il venait de gagner un mois avant, sur la même piste, le Grand Prix de Paris. À l'époque, les tribunes et les virages faisaient le plein. Le bénéfice du Grand Prix allait dans les caisses de la Ville de Paris pour aider les indigents. Aujourd'hui, il faudrait d'abord casser la caisse de secours pour pouvoir organiser une réunion sur piste à Saint-Quentin-en-Yvelines pour couvrir tous les frais de sécurité.
La chronologie de la valse des entraîneurs du sprint :
Avant les JO 2012 : Deux entraîneurs nationaux, un à l'INSEP, Florian Rousseau, un à Hyères, Benoît Vêtu.
JO 2012 à Londres : médaille d'argent en vitesse pour Grégory Baugé et en vitesse par équipes.
Rentrée 2012 : Benoît Vêtu quitte le pôle de Hyères et devient entraîneur national en Russie.
Après le Championnat du Monde 2013 : Florian Rousseau quitte son poste en regrettant le manque de projet et de moyens.
Juin 2013 : Justin Grace, Néo-Zélandais, remplace Florian Rousseau avec l'objectif de rapporter l'or à Rio en 2016. "Mon objectif pour les coureurs, c'est la victoire. Pour l'atteindre, nous avons besoin d'une approche scientifique de notre sport la plus avancée possible. Cela concerne l'entraînement mais aussi le coaching, la nutrition, la psychologie. J'ai appris à faire des choses avec un petit budget en Nouvelle-Zélande, et je sais qu'un apport scientifique peut aider à aller de l'avant", déclare-t-il dans La France Cycliste à son arrivée.
Les deux pôles sont rassemblés à l'INSEP.
Février 2014 : Inauguration du vélodrome national de Saint-Quentin-en-Yvelines où s'installe le pôle France.
Juin 2014 : Justin Grace quitte l'équipe de France après moins d'un an. Une partie des coureurs ne s'adaptent pas à ses méthodes. En 2016, avec les coureurs de la Grande-Bretagne, il obtiendra l'or.
Juin 2014 : Vincent Jacquet le DTN nomme Franck Durivaux, qui s'occupait des Espoirs à l'INSEP, entraîneur du groupe Elite. "Je veux mettre en place un binôme pour le sprint, Franck Durivaux est au courant", prévient le DTN.
Octobre 2014 : Laurent Gané, ancien Champion du Monde et Champion olympique de vitesse par équipes, est nommé entraîneur national.
Championnat du Monde 2015 : dernier titre mondial pour la France en vitesse par équipe et vitesse individuelle avec Grégory Baugé
JO 2016 : Avant les Jeux, une partie des coureurs en conflit avec Franck Durivaux obtiennent son éviction. L'année suivante, il décroche le poste d'entraîneur au Canada. À Tokyo en 2021, le sprint canadien obtient deux médailles chez les Femmes : une d'or et une de bronze.
Après le Championnat de France 2016, Herman Terryn, déjà chargé des Espoirs à l'INSEP, et Clara Sanchez forment le binôme d'entraineurs nationaux.
Avril 2021 : Clara Sanchez est démise de ses fonctions d'entraîneur national.
JO 2021 : une médaille de bronze en vitesse par équipes.
Novembre 2021 : Florian Rousseau nommé directeur du programme olympique de la FFC.
Février 2022 : Grégory Baugé est nommé entraîneur national et Herman Terryn, entraîneur principal.
Après le Championnat du Monde 2022, Herman Terryn démissionne. Grégory Baugé hérite du poste d'entraîneur principal et Michael D'Almeida devient son adjoint.
Championnat du Monde 2023 : Chez les Hommes, pas un coureur ne gagne un match de vitesse.
En 2023 Gérard Quintyn, ancien entraîneur national, est rappelé pour "accompagner" les sprinters.