La Grande Interview : Julien Lamy
Un braquet de 56 dents ? Une âme de baroudeur ? Un esprit de triathlète pour qui seules les « sensations » et le goût de la souffrance font foi ? Julien Lamy, qui fêtera ses 41 ans au mois d'octobre, est une figure d'aîné dans le peloton amateur. Et une figure tout court, qui alimente les légendes les plus folles. Comme celles sur son monstrueux plateau, que seul un pro du genre de Tony Martin peut emmener dans un chrono... Pour DirectVelo.com, le coureur du Team Elancia-VC Tulle (2e du Prix de Buxerolles et du Prix de Cénac et Saint-Julien cette saison) démêle le vrai du faux. Il revient en détail sur son étonnant parcours :sa première vie de militaire au feu des combats, sa seconde de coureur cycliste, plutôt baroudeur. Ses deux existences sont liées par les montées d'adrénaline, l'absence de renoncement, la fierté du drapeau bleu-blanc-rouge (ah ! Le titre de Champion de France qui agite ses rêves).
DirectVelo.com : Dommage pour toi, il n'existe pas de catégorie spéciale “plus de 40 ans” au Challenge BBB-DirectVelo, à l'image du classement des 19 ans ou des Espoirs. Allez, on te décerne la première place à titre honorifique !
Julien Lamy : Je ne cours pas après ce genre de titre. Je trouve désolant qu'il y ait un système de catégories multiples ainsi que d'autres fédérations cyclistes [l'UFOLEP et la FSGT, NDLR] pour pouvoir satisfaire l'ego de certains coureurs. Je viens du triathlon où tout le monde court ensemble. Dans cette discipline, nous n'avons qu'un seul objectif : repousser nos limites.
Dès lors, quelle importance accordes-tu à la victoire ? Cette saison, tu comptes 25 places dans le Top 10 mais toujours pas de gagne. Décevant ?
Non. Je ne fais pas non plus de la victoire une idée fixe. Avant tout, mon but est de me faire mal, de tout donner. J'aime avoir le goût du sang dans la bouche, les poumons qui brûlent et sentir les muscles qui toxinent. Ce sont des sensations que tu ne peux pas connaître dans la vie de tous les jours. Je ne suis pas issu du monde du cyclisme et j'ai toujours du mal à comprendre ce qui peut mettre un cycliste dans un tel état pour une "simple" victoire. Ce n'est qu'une course !
A un âge où la plupart ont raccroché depuis longtemps, tu réalises ta meilleure saison sur le vélo. Quel est ton itinéraire ?
J’ai certes 40 ans sur les papiers, mais dans la tête je n’en ai que 20 ! J’ai arrêté mon parcours scolaire très tôt : je n’étais pas fait pour les études. Je viens d’un milieu modeste où même pendant la scolarité on devait travailler les jours de repos et pendant les vacances. Dès que j’ai quitté l'école, j’ai enchaîné les petits boulots jusqu’au service national que j’ai fait avancer au plus tôt. Je me suis engagé pour un service long de deux ans. C’était l’époque de la guerre de Bosnie [1992-1995] et on m’a proposé de partir dans le cadre de la FORPRONU (Force de Protection des Nations Unies). Comme je n’étais riche que de mon seul sac à dos, j’ai dit banco !
« PAS FAIT POUR VIVRE UNE VIE PEPERE »
Quelles images gardes-tu du conflit en Bosnie ?
Pendant la guerre, on t’apprend à faire des trucs pas très catholiques que tu reproduis comme par un réflexe conditionné. J’ai côtoyé la misère et vu des enfants se faire tuer simplement parce qu’ils n’avaient pas la bonne religion et qu'ils se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment... Parmi les gars qui étaient avec moi, certains ne s’en sont jamais remis. L’un d’eux a choisi de perdre la vie, un autre est en hôpital psychiatrique. Paradoxalement, malgré tout cela, j’y ai vécu des sentiments d’excitation extrême qui parfois me manquent.
Comme tu dis, c'est paradoxal...
L’expérience m’a appris que je n’étais pas fait pour vivre une vie pépère. L’armée et surtout les situations de guerre m'ont fait passer par des moments que je ne revivrai plus jamais. Par exemple, la montée d’adrénaline lorsqu'on se fait tirer dessus et que l’on prend conscience que la vie peut s’arrêter.
En vélo, on parle parfois de "guerre" ou de coureurs “guerriers”. Quand tu as connu de véritables champs de bataille, l'expression te semble-t-elle excessive dans le sport ?
Non, il n'y a pas besoin d'avoir fait des opérations extérieures pour avoir le tempérament de guerrier. “Battant” est peut-être le terme plus adapté au sport. Pour moi, c'est être courageux.
« AU DEBUT JE N'Y CONNAISSAIS RIEN »
Revenons à ton parcours. Au terme de ta carrière militaire, tu te mets au vélo ?
Pas tout de suite. Mon sport, c'était le triathlon - j'y étais venu via la course à pied, mais malheureusement, j'étais un piètre nageur. Je pratiquais le triathlon avant d'entrer à l'armée, mais mes faibles revenus ne me permettaient pas de me payer les engagements ou le matériel nécessaires. A 23 ans, j'ai repris le triathlon. C'est comme ça que je me suis orienté vers le vélo. J'ai partagé quelques sorties avec l’ancien pro Pascal Peyramaure (de 1987 à 1991), qui courait toujours chez les amateurs. Il trouvait que j’avais beaucoup de force. Alors, je m'y suis mis. Un peu.
Comme les triathlètes, tu as dû te débrouiller tout seul pour progresser dans le cyclisme ?
J'ai tout appris par moi-même. Petit à petit, je me suis mis à lire les manuels de Frédéric Grappe (maître de conférence à l'Université de Besançon, conseiller entraînement à la FDJ). Mais au début, je n'y connaissais rien ! C’est tout juste si je savais qu’il fallait manger trois heures avant la course ! Je n’avais aucune notion d’hygiène alimentaire ou d’entraînement. J'attaquais souvent quasiment dès le départ pour me faire reprendre avant l’arrivée. En 1998, pour ma première année, mes résultats n'étaient vraiment pas terribles. La deuxième s’est beaucoup mieux déroulée : j’ai fait une dizaine de deuxièmes places. En fin de saison, je suis passé de la catégorie régionale 2 à nationale.
Puis tu découvres la vie des clubs amateur de haut niveau...
J’ai d'abord rejoint le CRC Limousin qui était le seul club phare de la région. J’y suis resté quatre saisons avant de rejoindre pour deux ans Tulle qui remontait une belle équipe en Corrèze autour de Jean-Luc Masdupuy. C’est sans doute la saison où j’ai pris le plus de plaisir : Il y avait une très bonne ambiance et on rigolait en permanence. On était tous Corréziens, une bande de trentenaires. Faute de moyens financiers, le club n’a malheureusement pas pu nous garder et l’on a rejoint Felletin en Creuse. Là aussi cela s’est très bien passé : le président nous faisait une totale confiance, il nous laissait la voiture du club et organiser nos déplacements. Puis, je suis revenu au CRC Limousin où un nouveau président est arrivé. Il voulait monter une structure DN avec beaucoup d'ambitions et de moyens. Discours de façade... J'ai décidé d'arrêter les frais.
A 33 ans, tu as pris ta retraite des pelotons ?
Ça tombait bien : j'ai pu me consacrer à la réfection de ma maison lors de la naissance de mon fils. Mais mon arrêt n'a pas duré longtemps : dès le mois d’août, j'ai repris une licence à Felletin, où j’avais gardé d’excellents contacts. Je suis reparti pour deux saisons et me suis à nouveau arrêté pour continuer mes travaux.
La deuxième fois que tu as pendu ton vélo au clou, ça sentait la fin de carrière ?
Je ne sais pas rester sans rien faire ! Dès que j’ai fini le chantier de ma maison, je suis retourné voir quelques courses sur le bord des routes. L'idée de courir ne m'avait pas quitté. Mais cette fois, j'étais loin de la vie d'un cycliste et je le voyais bien dans le regard des gens. J'avais pris de très mauvaises habitudes alimentaires pendant mon second arrêt et j'avais pris près de 20 kilos ! Je n’aurais pas été en mesure de suivre une fillette à ce moment là ! Mais j’avais à cœur de montrer à tous ce que je pouvais faire. J’ai donc roulé tout l’hiver pour perdre du poids. A 38 ans, j'ai attaqué une nouvelle saison de courses. Depuis, je n'ai plus arrêté !
« J'AI DE LA FORCE DANS LES JAMBES »
Ton braquet de 56x11, c’est une légende ?
Non, c'est bien le développement que j'utilisais jusqu'à l’an dernier ! Comme on m’avait toujours dit que j’avais beaucoup de force, je pensais qu'il me fallait emmener plus gros que les autres et donc rouler plus vite. On ne m’avait jamais appris l’intérêt de tourner les jambes...
Mais ça fait très mal aux jambes de tirer un tel braquet ?
Je touche du bois, je n'ai jamais été blessé au genou ou au dos. Quand je jouais au foot chez les poussins, on me demandait de tirer les coups-francs car ils s'étaient aperçu que j'avais de la force dans les jambes. Je suis fait comme ça !
Tu devais avoir du mal à surprendre tes adversaires en tirant aussi gros ?
C'est pour cela que je gagne très rarement. Je suis un diesel. Dans le peloton, je dois être celui qui a le moins de giclette. J'ai de la force mais moins de souplesse. J'ai du mal à sortir d'un peloton mais si on me laisse 50 m, c'est bon, c'est parti.
Cette année, tu as réduit ton grand plateau ?
Oui, je me suis “limité” au 54. Je n'ai pas eu le choix. Shimano a changé ses entraxes et le plateau de 56 n'existe plus. Le 54 me correspond mieux. Il y a des pros qui mettent le 51. Il faut choisir en fonction de ses qualités.
« JE RESPECTE A LA LETTRE LES PLANS D'ENTRAÎNEMENT »
Avec ce changement de braquet, as-tu changé ta façon de te préparer ?
Il y a quatre ans, quand j'ai repris la compétition, j’ai décidé de suivre un entraînement planifié et un régime basses calories en hiver. Depuis cette année, pour progresser encore, je me suis accordé les services d’un entraîneur, mon ancien coéquipier Christophe Le Solliec, qui est aussi prof de sport. Je respecte à la lettre des plans structurés avec l’aide de mon compteur-GPS. Il m’arrive ainsi de faire une sortie de quatre heures sans m’éloigner de plus de 10 km de la maison. Avec lui j'ai perdu un peu de force mais j'ai gagné en souplesse.
Si tu veux t'améliorer, c'est que tu as encore des objectifs précis ?
Je privilégie la régularité. J’ai l’ambition de finir dans les 50 premiers du classement FFC cette année. Mais c'est vrai qu'une course représente beaucoup à mes yeux : le Championnat de France. J’ai fait partie de la sélection finale à Saint-Amand-les-Eaux en 2012, quand Jimmy Raibaud (CR4C Roanne) a gagné [il termine à la 15e place - voir classement ici]. J’aimerais revivre un tel final. Je fais partie de la présélection de l'équipe régionale du Limousin. Si je suis retenu, j’entrerai dans ma bulle pour préparer ce championnat au mieux. Je serai encore plus guerrier.
Crédit photo : Bernard Eyrolles - www.velo19.com