1984, une année d’anticipation (I/II)
Il y a quarante ans, débutait une saison qui allait révolutionner le vélo et le faire changer d'ère en une heure. Et les acteurs du vélo ont tout de suite senti l'importance des changements qui se déroulaient devant leurs yeux. 1984 est une saison d'anticipation et pas de science-fiction. Le matériel, l’entraînement, les frontières du vélo, dans tous ces domaines, le vélo va grimper les échelons quatre à quatre en cette année. Première partie.
Le premier coup de tonnerre de cette saison arrive dès le jeudi 19 janvier. Pour qu'on attire Robert Chapatte sur le plateau du journal de 20h d'Antenne 2 en pleine semaine, c'est qu'il s'est passé quelque chose d'important. De l'autre côté de l'Atlantique, à Mexico, un coureur vient de battre le record de l'heure d’Eddy Merckx et est devenu le premier homme à passer la barre des 50 kilomètres dans l'heure. Francesco Moser frappe les esprits avec ses 50,808 km, alors qu'il était parti pour un essai sur 20 kilomètres mais l'ordinateur Olivetti lui a dit de continuer. Et, contre toutes les croyances de l'époque, il remet ça quatre jours plus tard pour porter le record à 51,151 km après avoir battu une ribambelle de records du monde au passage.
D'abord en 1984, ce record bénéficie encore d'une aura dans le monde du vélo qu'il a perdue aujourd'hui. Qui demande à Vingegaard, à Pogacar ou à Evenepoel s'ils vont tenter de battre le record de l'heure de Filippo Ganna ? Bernard Hinault, à cause de son statut de meilleur coureur de son époque, n'échappait pas aux questions sur une possible tentative. Le record de l'heure, c'est un bâton de Maréchal. L'état de fatigue avancé de Merckx à l'arrivée de sa tentative victorieuse du 25 octobre 1972 (49,431 km) n'encourage pas ceux qui voudraient, et il y en a eu, s'y frotter.
Pourtant, tout n'est pas révolutionnaire dans le record de Moser. L'altitude, depuis le record d'Ole Ritter en 1968 à Mexico, a convaincu de ses bienfaits. D'ailleurs le néo-pro Francesco Moser était présent à Mexico quand le Danois a effectué une tentative vaine contre le record de Merckx pour reprendre son bien en 1974.
LA RÉVOLUTION DE LA ROUE PLEINE
La petite roue à l'avant est utilisée dans le demi-fond depuis le début du siècle. Le vélo à cadre plongeant commence à envahir les vélodromes et les routes depuis 1980. Il y a eu plusieurs modèles utilisés lors des Championnats du Monde sur piste 1983 à Zurich. Vingt ans plus tôt, en 1964, Michel Rousseau, champion olympique et champion du monde de vitesse, veut faire son retour sur une machine spéciale avec un guidon en corne de vache soudé sur la tête de fourche. Le vélo n'est pas homologué mais en 1980, les Allemands de l'Est utiliseront une machine qui aura des airs de famille. Le cadre de Moser est en acier. Pourtant, le carbone a déjà été utilisé. Daniel Gisiger a participé au Championnat du Monde de poursuite 1978 sur un cadre en carbone, avec lui aussi le guidon en cornes de vache sur la tête de fourche. Mais le cadre imaginé par le Pr Dal Monte pour Moser a une forme originale avec le tube selle-pédalier totalement cintré et sur lequel repose directement la selle, sans tige de selle.
L'Italien aurait pu utiliser un casque profilé comme il en existe déjà plusieurs modèles. Il a fait ses essais en soufflerie avec un genre de casque de cosmonaute qui recouvre le cou, une partie des épaules et dont la pointe descend entre les omoplates. Mais sur la piste mexicaine, il portera simplement un couvre-casque sur son casque de cuir, comme Jacques Dupont au Grand Prix des Nations 1950. Et pourtant, il y aura bien un avant et un après le double record de l'heure de Francesco Moser.
La grosse avancée technologique, révolutionnaires puisqu'elles tournent, et toujours employées aujourd'hui, ce sont les deux roues pleines qu'utilise le nouveau recordman. On apprend que ça s'appelle des roues lenticulaires, bombées comme des lentilles. Les savants de l'aérodynamisme savent que les roues à rayons prennent du vent, 40% de la résistance à l'air de l'ensemble du vélo. Les lois physiques de l'énergie cinétique, l'effet volant, font qu'elle est supérieure pour un disque plein. En 1973, Bruno Gormand, le patron de Mavic (lire ici) avait sorti un prototype en fibre de verre. Le Pr Dal Ponte opte pour le carbone et la structure en nid d'abeille et leste les jantes. La paire pèse 3,5 kg, car c'est le premier record qui ne recherche pas la légèreté à tout prix mais l'aérodynamisme, le poids de l'ensemble est de 7,5 kg. Les flasques ne cachent pas de rayons, c'est important pour la suite. Enfin, l'ancien Champion du Monde de poursuite posera ses boyaux sur une couche de résine coulée sur le couloir des sprinters de la piste en ciment.
LA MÉTHODE CONCONI ET LE RYTHMOSTAT
Faire une tentative le 19 janvier sans une course dans les cannes, alors que Merckx s'était lancé dans sa tentative en fin de saison routière, c'est déjà une révolution. Francesco Moser, s'est laissé convaincre de tourner le dos aux croyances et à l'empirisme de son sport. C'est l'équipe scientifique réunie par la marque Enervit, une marque de diététique sportive, qui vient chercher le coureur italien. Les médecins du sport sont une tradition en Italie. La fédération de médecine sportive italienne date de 1929.
L'équipe de savants n'a rien d'une armée mexicaine même s'il y a une quarantaine de personnes. Le coordinateur de l'équipe médicale est le Dr Enrico Arcelli mais la figure de proue de l'équipage est le Pr Francesco Conconi. Il travaille au laboratoire de l'université de Ferrare. Il met au point une méthode d'entraînement basée sur la fréquence cardiaque pour déterminer le seuil aérobie-anaérobie. Moser roule donc avec un gros boîtier rectangulaire, un “rythmostat”, un cardiofréquencemètre. Conconi met aussi l'accent sur l'alimentation. Ça tombe bien, c'est le rayon d'Enervit.
Quelque jours après le Tour de Lombardie qu'il termine 4e, le coureur commence à tester son matériel au Palais des sports de Milan et en soufflerie. C'est le professeur Dal Ponte qui définit la géométrie du cadre et la position du coureur. La petite troupe s'envole le 29 décembre pour Mexico pour le dernier mois de préparation. Aldo Sassi suit l'entraînement du triple vainqueur de Paris-Roubaix. Le jour de la tentative, le futur entraîneur des Museeuw, Evans, Bartoli et Bettini se déplacera en bord de piste pour matérialiser l'avance de son coureur sur Merckx. L'ordinateur est utilisé pour déterminer le tableau de marche optimum.
Jacques Anquetil, Felice Gimondi et Eddy Merckx ne croient pas à la réussite du vieux routier de bientôt 33 ans. Le candidat au record a une mentalité de pionnier qui sied à ces nouvelles méthodes. “Il est trop commode de tenter seulement quand on est assuré de la réussite. Si j'échoue, les recherches très approfondies auxquelles je me suis livré depuis plusieurs mois pourront toujours servir à d'autres”.
20 CM AU-DESSUS DU GENOU
Le record de Moser suscite l'enthousiasme mais aussi les protestations. Eddy Merckx, le premier concerné, conteste la régularité du record et notamment de la machine utilisée. La définition de la bicyclette qui a cours en 1984 date de 1934 (décidément les années en 4…). Et elle a été bâtie justement pour décider de la validité d'un record de l'heure. Le 7 juillet 1933, Francis Faure bat le vieux record d'Oscar Egg, 44,247 km, sur lequel tous les meilleurs rouleurs se cassent les dents depuis 19 ans. Ce soir-là, Faure franchit la barre des 45 km, avec 45,055 km dans l'heure. Mais il monte, lui aussi, un vélo révolutionnaire. Le « vélocar », un vélo horizontal, aujourd'hui on dit “couché”, qui lui procure un avantage aérodynamique et un quatrième appui. L'UCI doit décider si le vélocar est une bicyclette « normale ». Sa réponse est Non et l'article 3 de son règlement des courses limite les entre-axes entre les roues et le pédalier pour éviter les vélos horizontaux et interdit tout dispositif de carénage. Le règlement ne stipule rien en revanche sur la différence de diamètre des roues tant qu'ils respectent les entre-axes. Mais il impose que le cuissard doit s'arrêter à 20 centimètres au-dessus du genou. Or, Moser a couru sa première tentative en collant long.
Les roues pleines ne peuvent pas être assimilées à du carénage. En effet, ce ne sont pas des roues à rayons sur lesquels on aurait ajouté des flasques pour les cacher, ce qui serait du carénage. Pour sa seconde tentative, les commissaires sortent le double décimètre. L'ancien Champion du Monde est en cuissard court cette fois et les officiels mesurent si les 20 centimètres sont bien là.
Ce record fait rentrer les docteurs par la grande porte dans le cénacle des équipes pro. À la droite des directeurs sportifs, ils vont bientôt les supplanter pour le meilleur et pour le pire. On ne le sait pas sur le moment mais Francesco Conconi est à l'origine de l'auto-transfusion de Moser pour ses records. Quand l'EPO va apparaître, il va en devenir un expert dans les années 90. Il reçoit de l'argent pour la recherche du test de dépistage de l'hormone interdite, qui n'aboutira jamais. Pire, il fait partie de la commission médicale de l'UCI. En 1998, la police italienne découvre des fichiers de sportifs suivis par le Professeur et qui ont reçu de l'EPO.
L’ANNÉE DES TRANSFUSIONS AVANT LES ANNÉES EPO
Michele Ferrari, 30 ans en 1984, fait partie de l'expédition de Mexico. C'est un élève de Conconi qu'il quitte pour se mettre à son compte. Il est le médecin de la Gewiss-Ballan quand ses coureurs réalisent le triplé détonnant à la Flèche Wallonne en 1994. Le journal suisse Blick affirme “Pour 20 000 FS, Ferrari transforme une 2CV en Ferrari”. Il suit Tony Rominger, connu par l'intermédiaire de Francesco Moser, notamment dans ses deux records de l'heure la même année. “C'est mon préparateur, pas mon médecin”, précise le Suisse. En 1995, il commence sa collaboration avec Lance Armstrong. C'est ce qui lui vaudra sa suspension à vie en 2012 par l'USADA pour dopage organisé à l'US Postal et Discovery Channel : EPO, transfusion sanguine et testostérone, avec en prime des circonstances aggravantes.
Francesco Moser ne le cache plus, il a bien bénéficié d'une auto-transfusion pour ses records de Mexico. À l'époque, c'est un secret bien caché. Cette année-là, il n'est pas le seul à y avoir recours. Pour réussir leurs Jeux olympiques à Los Angeles, les coureurs des Etats-Unis conseillés par Eddie Borysewicz, leur entraîneur national polonais, profitent aussi de transfusions sanguines. Mais au mois de novembre, Thomas Dickson Jr, un médecin de la sélection olympique, balance l'info des transfusions organisées dont ont bénéficié plusieurs médaillés : Steve Hegg, Rebecca Twigg, Léonard Nitz et Pat Mac Donough. Mais en 1984, ni le CIO ni l'UCI ne l'interdisent. Ce sera chose faite en 1985 mais la pratique reste indétectable. De ce côté-là, Francesco Moser a bien respecté le règlement.
La date, la préparation, le matériel, le niveau du record font réfléchir la planète vélo. Bert Oosterbosch qui avait prévu de s'attaquer au record de l'heure, avant la performance de Moser, sur la lancée du Tour de France 1984 renonce à sa tentative. Mais tout le monde sent bien que le vélo a basculé en une heure ce jour-là. “Les audaces auxquelles il s'est livré dans les secteurs du jeu deviendront classiques demain, le doute n'est plus permis”, écrit le journaliste Pierre Chany dans l'Equipe le 20 janvier.
DÉJÀ COPIÉ AU GIRO
Le coureur de la Gis-Tuc LU va appliquer sa nouvelle méthode de préparation sur la route avec Milan-San Remo en guise d'apéritif. Il renonce à Tirreno-Adriatico, pour s'entraîner selon la méthode Conconi. “Tous ses adversaires n'auront pas une pareille connaissance d'eux-mêmes à l'heure de passer aux actes, tous ne bénéficient pas des effets bénéfiques d'un entraînement scientifiquement contrôlé”, prévient le Professeur avant la Primavera. À l'époque, il faut sortir de la Course des Deux Mers ou de Paris-Nice pour penser avoir une chance de gagner la première classique de la saison. Au sommet du Poggio, le peloton va regarder partir Francesco Moser qui va s'imposer sur la via Roma. Tout le monde est content. Moser, le public et Vicenzo Torriani, l'organisateur qui lui a concocté un Giro aux petits oignons. Après la méthode d'entraînement, Moser va pouvoir tester son vélo du record sur la route.
Le coureur du Trentin n'a jamais fait mieux que 2e du Giro en 1977 avant cette édition. Il utilise son vélo spécial du record de l'heure pour le prologue à Lucques et la dernière étape à Vérone mais pas pour celui de Pavie-Milan (38 km) où il monte sur un cadre classique avec une seule roue lenticulaire à l'arrière. Il a d'ailleurs changé de vélo à 9 km de l'arrivée pour reprendre un vélo avec deux roues à rayons. En effet, ses roues pleines souffrent sur le goudron et il lui faudra deux roues neuves pour l'épilogue du Tour d'Italie. La veille du dernier contre-la-montre, Moser affirme qu'il ne pourra pas utiliser son vélo à cause du vent et des virages en fin de parcours qui rendent sa machine difficile à piloter, “c'est presque dangereux”. Le soleil enfin revenu et une dernière reconnaissance le matin le convainquent d'utiliser sa monture. Autre habitude prise à Mexico, il s'échauffe avec le cardiofréquencemètre. Et les révolutions techniques commencent à infuser dans le peloton. Quatre coureurs de l'équipe Murella-Rossin utilisent une roue pleine à l'arrière. Moser est déjà copié.
Mais ce Tour d'Italie trempe aussi dans de vieilles combines qui n'ont rien de révolutionnaires. Montagne rabotée pour satisfaire Moser et Saronni, poussettes, pénalités à géométries variables, levée de barrage pour faire passer les voitures… Roberto Visentini, 2e du général avant de craquer nerveusement dans la 19e étape, n'y va pas par quatre chemins : "C'est truqué ! S'il a été décidé d'offrir ce Giro à Moser, on aurait au moins dû nous prévenir !" Il sera sifflé le dernier jour dans les arènes de Vérone. En rose au départ de la dernière étape, Laurent Fignon se sent floué mais il s'était tiré une balle dans le pied lors de la première arrivée au sommet au Blockhaus. Victime d'une fringale, il perd 1'18'' sur Moser, bonifications comprises. Sur les 85 kilomètres contre-la-montre de la course (Le Tour de France 1984 en propose 144 km), le Français débourse 4'27" à l'Italien et perd le Giro pour 1'03''. Dans le contre-la-montre de Milan où Moser chaussait une seule roue lenticulaire sur un cadre classique, le vainqueur du Tour 1983 perd 1'28" sur 38 km, soit plus de 2"/km. Gitane dispose bien d'un vélo de contre-la-montre, le Delta, à cause du guidon en aile delta, présenté au Salon du Cycle 1983. Selon la Régie Renault, la machine qui succède au vélo Profil de 1979 procure une économie de 78 Watts à 50 km/h (1). Pascal Poisson l'a essayé au prologue du Tour de Luxembourg pendant le Giro. Laurent Fignon l'utilisera dès le prologue du Tour de France trois semaines plus tard.
(1) Miroir du cyclisme N°360 octobre-novembre 1984
Retrouvez la deuxième partie en cliquant ici.