1981 : Le cyclo-cross en avance sur l’Open
Il y a quarante ans, le cyclisme était divisé en deux : les pros à l’ouest et les amateurs à l'est. Les meilleurs coureurs de la planète ne pouvaient pas se rencontrer à cause d’un mot sur leur licence et des raisons plus politiques que sportives. Mais la saison 1981 a taillé une brèche dans le rideau de fer qui séparait ces deux cyclismes grâce à l’Open, ces courses ouvertes aux pros et aux amateurs. DirectVelo vous propose en cinq articles un retour sur cette saison qui a lancé le mouvement qui a mené à la licence unique, quinze ans plus tard.
Au Championnat du Monde sur piste 1981 à Brno, il y a deux Champions du monde de vitesse comme depuis 1895, un professionnel et un amateur. Il y a aussi deux Champions du Monde de poursuite, deux Champions du Monde de demi-fond, deux Champions du Monde de la course aux points. En revanche, il n'y a qu'un seul maillot pour le kilomètre (amateur) et le keirin (professionnel). C'est d'ailleurs pourquoi comparer à travers les époques le nombre de médailles d'or dans un seul Championnat n'a aucun sens.
HESSLICH-NAKANO LE MATCH IMPOSSIBLE
La piste comme la route est divisée au Championnat du Monde en deux mondes parallèles. Les pros et les amateurs, l'Ouest et l'Est. Il est de plus en plus difficile pour un pistard pro de vivre de la vitesse. Alors les meilleurs sprinteurs ont depuis longtemps tout intérêt de rester chez les amateurs et chasser les médailles olympiques, quitte à s'arranger avec le statut. Ce fut le cas de Daniel Morelon et c'est le cas en 1981 de Lutz Hesslich (RDA) et Sergei Kopylov (URSS). Devant le barrage gris et rouge qui bloque l'accès aux podiums, le passage chez les pros est plus vu comme une façon de leur échapper. Au mois d'août, le Français Yavé Cahard, vice-Champion olympique de la vitesse en 1980 derrière Lutz Hesslich, hésite à passer pro. Au final, il reste "amateur" pour tenter de récupérer son titre de Champion du Monde de tandem (une autre exclusivité des Amateurs, mais non-olympique après 1972 et qui donc, n'intéresse plus la RDA ni l'URSS) mais une chute sur le ciment de Brno l'en empêchera.
Cette séparation empêche de savoir qui est le meilleur entre Koichi Nakano, 26 ans en 1981, dix fois titré chez les pros à la fin de sa carrière, et Lutz Hesslich, 22 ans, Champion olympique en titre et battu par Kopylov à Brno. Pourtant, les deux coureurs se sont déjà rencontrés, grâce à l'Open. C'était en 1978, au Grand Prix de Paris à la Cipale, ouvert définitivement aux deux catégories depuis 1975. Dans une finale à trois - le format que la Ligue des Champions a "inventé" en 2021 -, Lutz Hesslich a pris le dessus sur le Japonais qui porte le maillot de Champion du Monde. Mais la finale est tronquée car Emmanuel Raasch, le troisième homme, maillot gris de la RDA comme Hesslich, serre contre les balustrades Nakano pour ouvrir la porte au futur double Champion olympique. En série, Koichi Nakano avait frôlé la correctionnelle : l'amateur Philippe Boyer l'avait contraint à passer par les repêchages. Par la suite, le Japonais ne reviendra en Europe que pour les Championnats du Monde, entre pros. C'est là, en 1982, que Yavé Cahard, qui a enfin franchi le Rubicon, lui prend une manche en demi-finale du Championnat du Monde. Comme il l'avait fait en finale des JO à Lutz Hesslich. Match nul à distance. Avant la licence unique de 1996, les Championnats du Monde sur piste optent enfin pour l'Open en 1993 après les JO de Barcelone. Trop tard pour Nakano et Hesslich.
Chez les poursuiteurs, le chrono pourrait dire qui est le meilleur mais les distances ne sont pas les mêmes. Les pros s'affrontent sur 5 bornes contre 4 pour les amateurs. En revanche, les tentatives de record ont déjà montré qu'un amateur pouvait être du niveau des pros. Ercole Baldini bat le record de l'Heure de Jacques Anquetil en 1956 alors qu'il s'apprête à participer aux Jeux de Melbourne où il gagnera la médaille d'or sur la route. En revanche, pour les courses en peloton, l'avantage revient aux professionnels. Les 6 Jours nourrissent encore leurs spécialistes et la course aux points n'est pas encore olympique.
UN CHAMPION DU MONDE AMATEURS AUX ALLURES DE PRO
À l'inverse de la route et de la piste, le cyclo-cross, en avance sur son temps, a longtemps ignoré la séparation entre les deux licences. Ce n'est qu'en 1967 que deux Championnats du Monde différents sont organisés sur décision du président de l'UCI, Monsieur Rondoni. L'avantage est d'ouvrir le championnat amateurs à plus de nations. La Tchécoslovaquie, la Pologne, l'Algérie et le Danemark, déjà présents depuis quelques années, remontent au classement. Mais dès la première édition se pose le problème... de l'amateurisme.
Le premier Champion du Monde Amateurs est français. Il s'appelle Michel Pelchat. Sur le podium, Pelchat est coiffé d'une casquette Kamomé, son dauphin Van den Haesevelde porte une casquette Goldor, deux marques extra-sportives. La RFA et la Suisse (dont le coureur Frischknecht est 3e) portent réclamation. Après de vives explications, le statut d'amateur du Français a été reconnu non sans une certaine mauvaise grâce (1). Pour ne rien arranger, Michel Pelchat gagne ce Championnat avec le vélo de service de l'équipe pro suisse Zimba qui l'a viré au 31 décembre 1966. Mais après avoir trop raconté que ses contrats obtenus après ce titre amateur avaient été assez juteux, la FFC lui fait courir le Championnat du Monde des pros les deux années suivantes alors qu'il n'a pas de licence professionnelle. Une forme de licence unique avant l'heure.
Cette séparation va profiter au fil des années à une nation de l'Est. La Tchécoslovaquie devient le pays de référence chez les Amateurs. Milos Fisera obtient la première médaille en 1972. Entre 1981 et 1989, les Tchécoslovaques raflent six maillots arc-en-ciel. Mais dans cette discipline non-olympique, les pros et les amateurs se rencontrent tout au long de l'hiver. En France, le Challenge National, créé en 1983, oppose les deux catégories avec un seul classement. Et même parfois, les Tchécoslovaques viennent en France donner la leçon.
L'ARMÉE OUVRE LES RANGS DU CYCLO-CROSS À TOUS
Jusqu'en 1978, il n'y eut qu'un seul titre de Champion de France de cyclo-cross. Ce n'est que pendant onze ans, de 1979 à 1990 que deux maillots tricolores sont distribués. Cette tradition peut s'expliquer par les origines de la discipline. C'est le Français Daniel Gousseau, qui cherchait à créer une activité hivernale pour les cyclistes, qui est l’inventeur de ce sport au début du XXe siècle. C'est lui aussi qui l'a baptisée "cross-country cyclo-pédestre". C'est lors de son passage au régiment qu'il constate que sa machine ordinaire, surchargée par son barda, supporte les manœuvres à travers champs.
La discipline intéresse tout de suite le ministère de la guerre qui accorde son patronage à l'Union vélocipédique de France (l'ancêtre de la FFC) pour l'organisation de ses épreuves. Le règlement de la participation au Championnat de France est dès lors celui des compétitions militaires qui existent à l'époque. Et pour l'Armée, pas de pros ni d'amateurs ou d'indépendants, tous des licenciés sans distinctions. Le cross cyclo-pédestre faisait de l'Open comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
Quand L'Auto invente le Critérium International en 1924, c'est la Commission de préparation militaire de l'UVF qui sélectionne les représentants de l'équipe de France. La compétition est ouverte à tous les licenciés "amateurs ou non". Le problème est réglé. Quand l'UCI récupère ce Critérium International pour en faire le Championnat du Monde en 1950, il reste ouvert à tous les meilleurs coureurs de leur pays, quel que soit le tampon sur leur licence. C'est bien là l'essence même d'un Championnat du Monde et le cyclo-cross l'avait compris avant les autres.
(1) Miroir du Cyclisme N°83 mars 1967
Les articles de la série 1981, l'année de l'Open :
L'Open dans toutes les têtes
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Rendez-vous manqués et belles rencontres
Dominique Celle : « J'aurais dû faire 2e »