1984, une année d'anticipation (II/II)

Crédit photo DR

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Il y a quarante ans, débutait une saison qui allait révolutionner le vélo et le faire changer d'ère en une heure. Et les acteurs du vélo ont tout de suite senti l'importance des changements qui se déroulaient devant leurs yeux. 1984 est une saison d'anticipation et pas de science-fiction. Le matériel, l’entraînement, les frontières du vélo, dans tous ces domaines, le vélo va grimper les échelons quatre à quatre en cette année. Seconde partie.

LES COLOMBIENS DOMINENT HINAULT

Le Giro 1984 accueille la première équipe américaine à participer à un Grand Tour, ça faisait longtemps que Vicenzo Torriani en rêvait puisque la venue d'une sélection colombienne avait été évoquée en 1958. La formation des Etats-Unis Gianni Motta-Linea MD est même dirigée par une femme, Robin Morton, une autre grande première dans le vélo. Et John Eustice porte pendant trois semaines son maillot étoilé et rayé de Champion des Etats-Unis. En 1984, le cyclisme pro va grimper quatre à quatre l'escalier de l'internationalisation du haut-niveau.

Ce lundi 16 juillet, quand Luis Herrera dépose au train Bernard Hinault dans la montée de l'Alpe d' Huez, le monde du vélo ne peut plus faire marche arrière. Le petit Colombien offre aux Amériques leur première victoire dans le Tour. La mondialisation est une réalité. Il y a déjà eu Cochise Rodriguez, vainqueur d'étapes du Giro dans les années 70 mais il était seul dans une équipe italienne. Lucho porte le maillot de l'équipe de Colombie dans ce Tour de France car il est encore amateur, enfin c'est ce qui est écrit sur sa licence. Dès l'année suivante, l'équipe Café de Colombie-Varta sera professionnelle. Le Tour de France est devenu Open en 1983, les Colombiens sont les seuls Amateurs à relever le défi. Alfonso Florez, celui grâce à qui tout est arrivé après sa victoire au Tour de l'Avenir 1980 (lire ici
) est au départ de cette grande première, il est encore là en 1984 et terminera 18e du général. Mais Luis Herrera est annoncé depuis 1982 comme la future grande vedette colombienne. Parti trop tard dans l'étape de Guzet-Neige (la seule étape pyrénéenne du parcours de la Grande Boucle), le Colombien de 23 ans met dans le mille à l'Alpe d'Huez.

LE BLAIREAU FAIT CRAQUER LES GENOUX DE PACHO

Les grimpeurs colombiens n'ont pas attendu le Tour pour faire mal aux pros européens. Avant de subir le joug de Luis Herrera à l'Alpe d'Huez, Bernard Hinault a dû laisser partir Francisco Rodriguez dans le col de la Charmette pendant le Critérium du Dauphiné Libéré. Le lendemain, le Blaireau, qui court après son meilleur niveau à la suite de son opération au tendon du genou en août 1983, tente un truc à la Hinault en attaquant dès le départ. Les genoux de « Pacho » Rodriguez – les Colombiens ont en plus un diminutif ou un surnom - craquent et le maillot jaune abandonne. Hinault lance une échappée à 130 km de l'arrivée sous la flotte. Il ne s'économise pas, comme à ses plus beaux jours, mais il est cueilli par la neige dans la montée finale du col du Rousset. Pris d'une terrible défaillance, il est doublé par plusieurs coureurs dont Martin Ramirez à 500 mètres du sommet. Un Colombien peut en cacher un autre. Il bat de nouveau le Breton contre-la-montre le lendemain et Ramirez remporte le Critérium du Dauphiné Libéré. Il est autant amateur que Luis Herrera et Pacho Rodriguez. Les équipes pros, mises en appétit, vont recruter des Colombiens pour le Tour et Martin Ramirez portera les couleurs de Système U avec Jean-René Bernaudeau.

Avant le Dauphiné, les Colombiens avaient déjà dominé les pros mais chez eux, sur leur terrain et à leur altitude, au Clasico RCN. Depuis 1982 et l'équipe Peugeot, les équipes françaises viennent découvrir cette épreuve. En 1984, Laurent Fignon et l'équipe Renault y préparent le Giro. Luis Herrera ne leur laisse aucune chance de remporter le général, devant Francisco Rodriguez d'ailleurs. Trois ans plus tard, Lucho gagnera la Vuelta mais il ne sera alors pas le premier Américain à gagner un Grand Tour, ni à monter sur un podium. Greg Lemond l'a devancé. Le Champion du Monde 1983, le premier coureur des Etats-Unis à endosser le maillot arc-en-ciel sur route chez les pros, termine 3
e du Tour de France 1984 avant de le gagner en 1986.

HINAULT : « POUR QUE LE VÉLO ÉVOLUE, IL NE FAUT PAS QUE ÇA RESTE COMME ÇA »

Au départ du Tour du Latium (gagné par Francesco Moser), le 15 septembre 1984, Greg Lemond est le seul coureur Renault-Gitane au départ. Il faut pourtant cinq coureurs minimum par équipe pour prendre le départ de cette manche de la Coupe du Monde intermarques. Il est malgré tout autorisé à partir dans le peloton. Il mettra la flèche au ravito. Si son équipe le prive de coéquipiers, c'est pour le punir de vouloir les quitter avant la fin de son contrat et, surtout, partir chez La Vie Claire, l'équipe de Bernard Hinault et Bernard Tapie.

En 1983, entre Fignon, vainqueur du Tour, et Hinault, opéré du genou, Renault a choisi le plus jeune. Le Blaireau doit trouver une équipe. Il va faire mieux, il va créer la sienne qui va rompre avec le modèle des équipes pro. A trois ans de sa retraite programmée, il ne veut plus revivre l'ambiance qu'il a quittée chez Renault avec la mainmise d'un directeur sportif omnipotent comme Cyrille Guimard. Le mot directeur sportif est d'ailleurs banni la première année de l'existence de l'équipe puisque Paul Koechli, au volant de la voiture, est l'entraîneur. Philippe Crépel est le manager au sens devenu courant aujourd'hui mais pas du tout à l'époque. “Seul Bernard Hinault pouvait donner de la crédibilité à ce rôle en France, déclare au début de la saison celui qui s'était séparé brutalement de l'équipe La Redoute au mois d'août précédent. Je n'ai pas l'impression d'inventer une profession mais de lui donner une signification”. Bernard Hinault a l'intuition du besoin de ce changement. “Dans les autres équipes, il y a le directeur sportif qui a des lacunes puisqu'il est obligé de s'occuper de tout. Pour que le vélo évolue, il ne faut pas que ça reste comme ça”.

Au même moment, aux Pays-Bas, Jan Raas est dans la même situation. Fin 1983, il quitte fâché l'autorité de Peter Post chez Ti-Raleigh. En 1984, pour sa dernière saison complète comme coureur, il crée l'équipe Kwantum, l'ancêtre en ligne directe de la Jumbo-Visma. Mais avec Guillaume Driessens, ancien directeur sportif de Rik Van Looy et Eddy Merckx, au volant, le parallèle avec La Vie Claire s'arrête là.

TAPIE ET LEMOND FONT GRIMPER LES SALAIRES

Paul Koechli détonne dans le milieu du vélo, quand il n'est pas moqué par les tenants des traditions empiriques. L'ancien entraîneur national de l'équipe de Suisse se sert d'un ordinateur pour programmer l'entraînement de ses coureurs. Il est partisan d'une coupure en cours de saison mais d'un repos hivernal raccourci. Hinault veut aussi changer son programme et courir moins de 100 jours par an. Le Blaireau fait le parallèle avec la démarche de Moser. “Francesco a mis les points sur les i avec ses sponsors. Avant on le mettait à toutes les sauces. Désormais, il cerne ses objectifs. Il s'assume. J'ai fait le même choix”. En fin de saison, avant de dominer Laurent Fignon au Grand Prix des Nations, le Breton adopte le régime dissocié sur les conseils de l'entraîneur suisse qui l'a déjà expérimenté avec Daniel Gisiger, homme de progrès. Le principe, vider ses réserves de glycogène après Paris-Bruxelles quatre jours avant la course pour mieux les remplir la veille du contre-la-montre. Comme Francesco Moser, Bernard Hinault n'a pas peur de tourner le dos aux traditions et s'ouvrir aux nouveautés. Il le prouvera encore en défendant et promouvant la nouvelle pédale « de sécurité » inventée par Look, la PP35, et commercialisée à la fin de l'année 1984 (lire ici). Alors que d'autres modèles existent à l'époque, l'implication du Blaireau pour le développement de ces pédales va aider à leur succès. Les heures des courroies de cale-pieds sont comptées.

Mais le résultat et le déroulement du Tour de France 1984 (Fignon 1
er, Hinault 2e et Lemond 3e le premier doublé français depuis… 1964, encore une année en 4) donne envie à Bernard Tapie, qui veut gagner le Tour avec son équipe, de débaucher la concurrence. Il tâte le terrain du côté de Laurent Fignon mais c'est avec Greg Lemond qu'il ferre le gros poisson. Il lui promet de gagner trois fois plus que chez Renault (il avait tenté de renégocier à la hausse après son titre de Champion du Monde 1983) et même plus que Bernard Hinault. Mais l'Américain doit encore une année de contrat à la Régie. En 2013, il raconte dans L'Equipe : “Quand Tapie m’a approché, il m’a dit : « On va te donner un million de dollars sur trois ans, plus un dollar par vente de pédale, tu vas être plus riche que tout le peloton réuni ».’’ Et l'homme d'affaires aime bien en rajouter pour brouiller les chiffres en jouant sur les mots, il fait croire que le coureur empochera le million chaque année pendant trois ans. Greg Lemond se rend vite compte qu'il ne faut pas croire toutes les promesses. “Je devais toucher un dollar par paire de pédales Look vendue, je n’ai jamais rien vu ! J’ai eu mon salaire et rien d’autre”. Mais d'autres coureurs se serviront des chiffres annoncés pour demander de gros contrats. Le mouvement est lancé.

LE CONSEIL DE SÉCURITÉ DE L'ONU SUR LE PODIUM FÉMININ

Greg Lemond, l'Américain, est un symbole de la mondialisation réussie du cyclisme. Mais en 1984, il faut aussi regarder du côté de l'Est. Pas de l'Europe de l'Est puisque l'URSS et les « pays frères » ont boycotté les Jeux olympiques de Los Angeles. Non, le soleil se lève aussi du côté de la Chine. Au Championnat du Monde sur piste à Barcelone, la Chinoise Syuine Zhou devient la première représentante de son pays médaillée. Le podium de la vitesse dames ressemble à une réunion du Conseil de sécurité de l'ONU avec l'Américaine Connie Paraskevin en arc-en-ciel entourée de la Soviétique Erika Saloumiae (2e) et donc de la Chinoise Zhou, bronze autour du cou.

La République populaire de Chine est reconnue depuis 1979 par l'UCI. La décision a été mise au vote du Congrès et elle est passée à une seule voix de majorité. Cette reconnaissance se fait au détriment de Taiwan. Dans les compétitions, la République de Chine ne doit plus utiliser le drapeau chinois ni l'hymne chinois comme c'était le cas jusqu'à la reconnaissance de la Chine populaire.

TOUR FÉMININ ET JEUX OLYMPIQUES POUR LES DAMES

Les femmes sont à l'honneur en 1984. L'Américaine Betsy King, licenciée à Antony Berny Cycliste participe à Bordeaux-Paris le 26 mai, avec une heure de rab par rapport aux hommes. Pour la première fois, elles auront une épreuve olympique, la course sur route. Connie Carpenter, encore une Américaine, prive sa compatriote Rebecca Twigg de la médaille d'or pour une demi-roue. Ces Jeux 1984 vont lancer la mode du tour d'honneur avec le drapeau de son pays porté à bout de bras ou comme un châle sur les épaules. Les participantes se sont préparées à la Coors Classic, le Tour du Colorado, qui compte une version féminine et une masculine courues en même temps. C'est la course par étapes la plus importante du calendrier féminin mais 1984 va lui offrir un concurrent de poids. Un homme de 72 ans en est à l'origine. Félix Lévitan, directeur du Tour de France avec Jacques Goddet, présente à l'automne 1983 le Tour de France féminin, couru en lever de rideau des étapes du Tour masculin. Comme en 2022, pour le renouveau de l'épreuve, on ne peut pas dire que c'est la première édition. En 1955, Jean Leulliot organise le premier Tour féminin sur cinq étapes. Mais le Tour féminin 1984 fait vraiment figure de « petit frère » du Tour masculin. Maillot jaune, public et arrivée sur les Champs-Elysées. Les filles partiront devant la caravane publicitaire et c'est d'ailleurs, aussi, un moyen pour que le public soit déjà présent quand la caravane passe. L'influence de Félix Lévitan est indispensable pour imposer une course de 18 étapes pour les Dames alors que leur statut amateur les limite à douze. C'est encore une Américaine qui triomphe à Paris. Marianne Martin reste le premier maillot jaune du Tour féminin même si les Hollandaises ont dominé la chasse aux étapes. Mais l'élan réel donné à l'époque va s'arrêter avec l'abandon de l’épreuve après l'édition 1989.

Syuine Zhou apporte donc sa première médaille mondiale à la Chine sur la piste en bois de Barcelone. Le vélodrome est en plein air et dans ce cas, le règlement de l'UCI impose une piste d'au moins 333,33 mètres (et 250 mètres pour les pistes couvertes). Mais celle de Barcelone, toute neuve en bois, en développe 250, c'est moins cher. L'UCI, présidée par l'Espagnol Luis Puig, accorde la dérogation mais elle l'avait déjà accordée à Lausanne en 1975 pour le Championnat du Monde Juniors. Le vélodrome de Barcelone sera olympique en 1992 et la norme va devenir 250 mètres, y compris pour les nouveaux vélodromes plein air.

LE CIO BOYCOTTE TOUJOURS LES PROS

Le vélodrome des Jeux de Los Angeles mesure, lui, 333,33 mètres. Le comité d'organisation des Jeux de Los Angeles a les mains libres pour se servir de la publicité en dehors des 15 jours de compétition. Le nouveau vélodrome de Dominguez Hills a été financé par 7-Eleven, la chaîne de magasins qui supporte une équipe qui deviendra le premier groupe sportif américain à participer au Tour de France en 1986. La marque a dépensé 4 millions de dollars pour la construction de l'enceinte plein air. Mais le comité d'organisation a dû allonger 300 000 dollars pour payer la facture de réparation de la piste toute neuve où des fissures sont apparues. Sur cette piste, les Australiens sont les derniers poursuiteurs à gagner une médaille d'or avec deux roues à rayons. Ces JO sont marqués par le boycott de l'URSS et ses pays frères, la réponse attendue du berger à la bergère après le boycott des JO de Moscou par les Etats-Unis en 1980. Si les professionnels sont toujours absents des Jeux, ce n'est pas un boycott mais encore et toujours la position du CIO qui, en revanche, accepte des athlètes payés par leur état. Son président Juan Antonio Samaranch coupe les cheveux en quatre. “Nous interdisons les Jeux olympiques aux professionnels qui possèdent un contrat“, belle hypocrisie.

L'arrivée de la licence unique pour réunir les meilleurs coureurs de tous les pays n'est pas pour tout de suite dans le vélo mais en douze mois, le cyclisme est monté dans un TGV et il ne reviendra plus en arrière. Le délire du matériel aérodynamique va gagner tous les constructeurs jusqu'à la charte de Lugano de 1996 qui imposera un cadre triangulaire et deux roues de diamètre égal. Le cardiofréquencemètre va devenir un objet commun, comme le compteur apporté par Greg Lemond. Désormais, les coureurs vont mettre des chiffres sur les sensations, des médecins vont préférer soigner la performance plutôt que la maladie, avec toutes les dérives possibles. L'internationalisation, aidée par la télévision, va se poursuivre vers l'ouest et vers l'est quand le Mur de Berlin tombera. Cette année-là, une autre nouveauté voit le jour : le classement Vélo calculé par ordinateur et qui deviendra le classement UCI. 1984 c'est bien l'An I de la Révolution du vélo.

Retrouvez la première partie en cliquant ici.

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