La Grande Interview : Tom Bossis
En juillet dernier, Tom Bossis a publié sur internet un texte sur sa vie de coureur cycliste. Précis, poignant et profond. « Par moments, je me demande soudain : 'Au fait, pour quelle raison est-ce que je pédale, déjà ?' Mais je ne parviens plus à me souvenir pourquoi. Et après tout, ce n’est pas le plus important. La priorité, c’est que je m’assure que mon cœur se situe bien au-dessus du seuil anaérobie pendant les intervalles, que je me débrouille pour trouver une place assise dans le métro en évitant les vieilles dames et les femmes enceintes, ou que je n’oublie pas d’avoir une bouteille d’eau suffisamment pleine constamment à portée de main. Ce genre de choses jonchent mon curieux quotidien. Les considérations philosophiques passent après. ».
Transféré au printemps du Team Probikeshop Saint-Etienne Loire à l'équipe Continentale Tusnad, en Roumanie, le coureur s'apprête à partir au Japon pour ses études. Il pourrait alors ouvrir un nouveau chapitre de son existence. Sans le cyclisme et sa « bulle de performance ». Sans limites. « Je déteste les adultes parce qu'ils sont raisonnables », dit Bossis, 21 ans, qui croit en l'indépendance d'un individu. Il s'évade grâce au vélo. Et plus encore à travers l'écriture, la grande affaire de sa vie.
DirectVelo.com : « Pourquoi moi, il faut que je me torde de douleur ? Combien de temps encore ? D’ailleurs, qu'est-ce que je fais là ? ». La « douleur » est au cœur du texte que tu as publié en juillet sur internet, mettant à nu la condition du coureur cycliste. Quelle est la forme de souffrance la plus pénible à endurer ?
Tom Bossis : La souffrance physique est tellement quotidienne qu'elle est un point de repère, un résultat attendu et, parfois, presque un plaisir. La souffrance la plus dure à supporter est sociale. Le vélo est un monde fermé. 95% de mes amis en sont issus. C'est bien le signe que ce sport m'a pénétré jusqu'à la moelle.
Il y a des moments de plaisir, quand même, dans cette vie que tu décris ?
Je propose une vision assez pessimiste, parce que le vélo ne me semble pas suffire. Si je continuais à mener la même vie d'isolement, j'aurais trop peur de ce que je pourrais devenir à 30 ans... Cette « bulle de la performance » engloutit tout notre temps, nos actes, nos pensées, notre vie. Mais elle génère aussi du plaisir. La victoire constitue une délivrance extrême, qu'on ne rencontre habituellement pas sous cette forme dans la vie quotidienne. Tu passes de la détresse à une joie très intense. C'est un sentiment brutal. Mais il donne du plaisir.
« JE SUIS TOUJOURS RESTE ENFANT »
Est-il possible qu'un coureur trouve des motifs de joie sans décrocher de victoire ?
Oui. J'ai vécu mes sensations les plus fortes à l'époque où je ne gagnais pas. J'ai débuté le cyclisme à l'âge de 12 ans, à l'EC Pierre-Bénite Saint-Genis-Laval. Tout était simple, pur, je m'émerveillais d'une simple sortie à vélo. Par la suite, le plaisir devient plus mécanique, à mesure que tu crées des instruments ou des règles pour progresser. La contrainte devient très forte. Parfois, j'essaie de retrouver ce plaisir originel, comme la semaine passée lorsque je suis allé rouler dans les Alpes du Sud, à Isola 2000.
Juste ton vélo et toi...
Je suis parti pour une exploration de nouvelles routes et une exploration intérieure. Cette façon de pratiquer le cyclisme est détachée de la recherche de victoire. Encore que... Il faut faire attention à ne pas vouloir aligner des chiffres, des heures, des kilomètres, compléter son palmarès des cols franchis. Difficile de faire abstraction de la « bulle de performance ». Mais quand tu y parviens, le plaisir est plus grand.
Le cyclisme est-il pour toi une quête personnelle ?
Oui. La psychologue de Chambéry CF nous disait qu'il aidait des coureurs à combler des manques ou à affirmer une personnalité. Je suis d'accord avec cette idée. Pour ma part, lorsque j'étais Junior, je voulais porter le maillot de l'Equipe de France. C'était le grand défi qui devait me permettre de passer à l'âge adulte. J'ai parfois été proche d'une sélection, notamment lorsque je gagne le Tour de la CABA en tant que Junior, face aux Elites (lire ici). Mais il m'a visiblement toujours manqué quelque chose pour atteindre ce but.
Donc, tu n'as pas pu devenir adulte...
[Il sourit]. C'est vrai, je suis toujours resté enfant dans mon rapport aux sentiments. Je déteste les adultes parce qu'ils sont raisonnables. La raison est une limite qui nous empêche d'avancer.
« NOUS EXISTONS POUR LE SPECTATEUR »
Comment t’accommodes-tu du cyclisme de haut niveau, si rationnel ?
Pour moi, le cyclisme se rapproche du monde de la fiction, voire de l'illusion. Il m'apporte ce que la réalité ne peut m'offrir : des fantasmes. Le métier de coureur tient du cinéma : nous existons pour le spectateur et seulement pour lui. S'il se retire, tout le cyclisme s'effondre. Donc, les coureurs doivent prendre du plaisir et montrer qu'ils en prennent. Ils ont le devoir de donner une part de rêve et de magie enfouie en eux.
Là, tu t'exprimes autant en « coureur » qu'en « écrivain » ?
Il y a une force créatrice dans les deux métiers. La performance sportive d'un côté, artistique de l'autre. Mais l'écriture comporte moins de contraintes que le vélo. C'est le monde dans lequel je me sens le plus libre. D'ailleurs, j'ai toujours rêvé de devenir romancier, pas coureur professionnel. Le vélo est presque un hasard, une parenthèse dans ma vie.
Contrairement à beaucoup d'amateurs en France, tu n'as jamais rêvé de devenir coureur pro ?
Si, peut-être lorsque j'étais jeune, mais le mirage s'est vite dissipé. Quand j'étais en deuxième année Junior, j'avais 21500 km dans les jambes à la fin de la saison. A ce moment-là, j'aurais peut-être pu... Mais je suis arrivé trop tard dans cette belle équipe qu'était Chambéry CF. Ironiquement, je suis passé professionnel courant 2015, puisque j'évolue dans une Continentale [Tusnad Cycling, en Roumanie]. Mais je ne me considère pas comme tel. D'ailleurs, au vu de la réglementation française, je suis trop amateur pour les pros et trop pro pour les amateurs !
Toi qui as besoin de « fantasmes », tu ne t'es jamais accroché à celui du cyclisme professionnel ?
Les rêves appartiennent à chacun. Pour moi, c'était courir en Equipe de France. Il s'agissait plutôt d'une crise d'adolescence. Je trouve dommage que beaucoup de jeunes coureurs disent « J'espère passer pro » et ajoutent « évidemment ». Ce n'est en rien évident. Cette existence-là est incomplète. En 2013, j'ai dit à Jérôme Mainard, le capitaine de route du CR4C Roanne, que sa vie ne me faisait pas rêver (lire ici). Il a cru que je le mettais en cause alors que je respecte beaucoup les sacrifices qu'il s'impose. Mais, précisément, je ne serais pas capable d'en faire autant ! Et, de toute façon, je n'ai aucune envie d'abandonner tout mon temps au sport.
« JE SUIS NÉ ETRANGER AU CYCLISME »
Quand trouves-tu le temps d'écrire ?
Parfois immédiatement après les courses, ou bien pendant les longs trajets en voiture pour aller sur une épreuve. Et puis, il y a les sorties d'entraînement, propices aux idées... Je m'y suis mis à 15 ans, en tenant un blog à jour, mais il s'agissait d'une approche plus journalistique, moins précise sur la langue et moins libre que la fiction. A 18 ans, j'ai rédigé un premier roman [pas encore édité, NDLR]. Je voulais me rassurer, être sûr que je n'avais pas perdu ma capacité d'imagination.
Tu écris : « Je suis coureur cycliste. Dresseur de souffrance. Charmeur de douleur ». Poétique...
Le vélo est une bonne source d'inspiration. Très romantique. Je n'ai aucun intérêt pour une discipline telle que natation : des allers-retours dans un bassin... Dans le vélo, la performance sportive n'est qu'un moyen, et non pas une fin. Le chemin pour y parvenir me fascine. C'est un véritable voyage – d'ailleurs, le vélo reste avant toute chose un instrument de déplacement.
Il paraît que tu te nourris de rap plutôt que de littérature. La musique t'a aussi aidé à bâtir ton univers ?
Oui. J'ai lu et écouté les très bons rappeurs comme si je parcourais un recueil de poèmes. Oxmo Puccino, Rocé et Fabe, par exemple. J'aime beaucoup la façon très poétique dont ils travaillent la langue et dont ils abordent les thèmes sociaux. Le rap m'aide à connaître ce que pensent et ressentent des personnes que je ne côtoie pas tous les jours. Mais, ces jours-ci, je télécharge plutôt de la musique classique. Ou des émissions en japonais, pour apprendre plus facilement la langue.
As-tu des auteurs « de vélo » préférés ?
J'ai très peu lu de choses sur ce thème. Par exemple, rien d'Antoine Blondin. Mais je ne veux pas seulement lire ou écrire sur ce sport. Je suis né étranger au cyclisme et j'aimerais par la suite écrire sur d'autres sujets.
« LE VELO EST ENTRE DANS MA CHAIR PUIS DANS MON ETRE »
A propos, de quoi parle ton roman ?
C'est l'histoire d'un petit garçon qui part chez ses grands-parents et qui s'endort dans le train. A son réveil, il a atteint un lieu imprévu... Il y a deux parties dans ce roman. La descente : cet enfant perd ses souvenirs et son identité. La remontée : il retrouve la mémoire.
Pardon pour cette interprétation, mais tu vas être confronté à une « remontée » de ce genre, si tu mets un terme à ta carrière de coureur cycliste dès le mois prochain ?
Bon, c'est bien de lire un texte sans passer par le prisme de son auteur, non ? [rires] Mais, en effet, je vais entamer une sorte de « remontée », puisque je pars au Japon, le 12 septembre. Je vais poursuivre mes études de lettres dans une université près de Tokyo. Dans un premier temps, j'envisageais d'arrêter totalement le vélo, peut-être pour renouer avec une identité d'avant le vélo – j'ai déjà failli raccrocher fin 2014, lorsque j'ai quitté Chambéry CF. Puis je me suis dit qu'il faudrait trouver une place dans une équipe japonaise. Car il y a une continuité derrière chaque rupture et le vélo sera peut-être ce fil-là. Il a fini par entrer dans ma chair puis dans mon être. Je ne veux pas oublier ce qu'il m'a apporté, je veux vivre de nouveaux voyages à travers lui.
Ce départ au Japon, c'est l'angoisse de la page blanche ?
La page est blanche... mais je n'ai pas d'angoisse ! Maintenant, sorti du circuit de compétition classique, je me sens libre. Je vais expérimenter de nouveaux mondes et flirter avec de nouvelles limites. Se retrouver face à une page blanche, c'est peut-être le moment le plus intense de l'écriture.
Photo : Tom Bossis en 2015 / crédit : DR