La Grande Interview : Romain Cardis
Il rigole. Tout le temps. « Je me demande pourquoi vous m'interviewez, je suis un coureur normal, je n'ai rien de spécial ». Romain Cardis est pourtant le grand lauréat du Challenge BBB-DirectVelo 2015, in extremis, au bout d'une longue et riche saison. Vingt-deux fois sur le podium, neuf fois vainqueur, y-compris au calendrier UCI (le classement général et deux étapes du Tour du Loir-et-Cher) ou en Coupe de France DN1 (le Tour d'Eure-et-Loir, la Classique Champagne-Ardenne)... Futur professionnel du Team Direct Energie, où il se voit bien tirer les sprints pour Bryan Coquard. « Rien de spécial » ? Si, son rire, justement. Cardis, 23 ans, le pilier du Vendée U, ponctue ses phrases ou le anticipe de cette façon, comme pour se mettre à distance. « J'essaie de garder les pieds sur terre », dit-il. Il aime bien les idées de Thomas Rostollan, l'un de ses adversaires cette saison sous le maillot de l'AVC Aix-en-Provence : « Se faire mal sur le vélo, mais aussi profiter de la vie ». D'une part, il y a les sacrifices que cet Angevin consent depuis ses débuts – à l'âge de cinq ans ! De l'autre, « les petits plaisirs de la vie ». Entre sa dernière saison amateur et ses débuts chez les pros (ou entre une soirée raclette et les fêtes de Noël), Romain Cardis raconte sa vie de coureur presque « normal ».
DirectVelo : Nous avons du bol de te joindre au téléphone. Il paraît que tu peux ne pas l'allumer pendant cinq jours, comme en avril passé, sur le Tour du Loir-et-Cher que tu remportes. Pourquoi ce détachement ?
Romain Cardis : [Il rit.] Même mes amis me le reprochent. Il me faut parfois deux jours pour leur répondre : ils m'envoient un message, je pars rouler et j'oublie... Je suis un peu tête en l'air. Quand j'ai du temps, je discute avec eux, plutôt par SMS ou par Snapchat. Mais pas en course. Là, j'aime bien me mettre dans ma bulle, me consacrer à mon staff et à mes coéquipiers. J'envoie un petit mot à ma famille chaque soir, et c'est tout. Pour le reste, il y a de mes nouvelles sur DirectVelo, tout le monde peut les lire. Ça suffit, non ? [Rires.] Au Vendée U, les portables sont interdits au moment des repas. C'est une bonne chose. De toute façon, je suis depuis un an en mode silencieux sur mon téléphone et je me mets hors ligne sur Facebook.
Sur Snapchat, tu diffuses des photos compromettantes ?
Non, non, non. On s'envoie des photos entre potes. Parfois on fait un peu les cons, mais il n'y a jamais rien de fou.
Il paraît que tu es discret ?
Avec certains, je le suis. Avec d'autres, je suis au contraire extraverti. Tout dépend du degré de proximité. Mais c'est vrai, je ne livre pas trop en général, je ne me vante pas, j'essaie de garder les pieds sur terre.
« J'AIME QUAND LES COUREURS BOUGENT »
Beaucoup de coureurs disent découvrir la personnalité ou l'itinéraire d'un autre cycliste à travers la « Grande Interview ». Vous ne vous connaissez pas si bien que ça entre vous ?
Sur ce point aussi, ça dépend. Les coéquipiers, tu passes du temps avec eux. Les adversaires tu leur parles essentiellement pendant la course, donc tu sais peu de choses sur eux. Sauf Alliaume Leblond [actuellement au SCO Dijon, néo-pro chez Differdange en 2016]. Nous nous connaissons depuis que nous avons sept ans et, quand on se retrouve en échappée aujourd'hui, on reparle de cette époque, quand nous courions en région parisienne : c'était un coup lui devant, un coup moi... Pour le reste, c'est vrai, nous ne faisons que nous croiser. La rubrique de « la Grande Interview » m'a permis de découvrir des trucs, par exemple une bonne vision du vélo chez Thomas Rostollan.
Parce que tu te sens proche de sa définition du plaisir à vélo ?
Je ne suis pas du genre à m'arrêter à l'entraînement pour boire un café, comme lui. Mais j'aime bien sa philosophie : se faire mal sur un vélo, mais profiter aussi aussi de la vie. Rostollan parle aussi de schémas de course offensifs [lire ici]. J'y tiens. Que ce soit chez les amateurs ou chez les pros, j'aime bien quand les coureurs bougent...
Y a-t-il des fortes tensions dans le peloton ? Sur le Trophée des Champions, début octobre, l'épreuve où tu prends la tête du Challenge BBB-DirectVelo, ton coéquipier Lilian Calmejane était leader du classement au départ... mais il semble s'être un peu enterré, à cause d'une relation tendue avec Stéphane Poulhiès.
Peut-être qu'ils se sont marqués ce jour-là, je ne sais pas vraiment. De mon côté, j'ai appliqué la consigne de l'équipe : faire la course en tête [relire sa réaction à chaud]. Il fallait un Vendée U dans chaque échappée, j'ai réussi à me placer à l'avant. C'est comme ça que je gagne. Dans l'ensemble, il n'y a pas de souci entre les coureurs de clubs amateurs. Je ne trouve pas qu'il y a de comportements irrespectueux ou dangereux. Sauf, parfois, dans les sprints.
« SI TU REFLECHIS TROP, TU NE GAGNES PAS UN SPRINT »
Toujours chaotiques, les sprints ?
C'est la nature d'un sprint ! Chaque année, les gars frottent comme des barbares sur la première étape du Tour du Loir-et-Cher. Ils s'agitent à un tour de l'arrivée, alors qu'il reste quinze kilomètres [rires] ! Sur le Tour de Normandie, c'est pas mal non plus question « frottage » ! Au sprint, tu joues à l'instinct. Au coude à coude, c'est à celui qui lâchera en premier : il faut donner un coup de frein ou passer. Si les deux coureurs passent en même temps, il y a une chute ! [Rires]. Tu peux faire appel à ton cerveau, mais si tu réfléchis trop, tu ne t'imposes pas.
Cet instinct de sprinter est-il inscrit dans ton ADN ou alors tu finis par l'acquérir ?
Frotter, ça s'apprend depuis que tu es tout jeune. J'ai la génétique du sprinter parce que mon père était grand, ce qui va souvent de pair avec une morphologie de sprinter (plus accessoirement, j'ai hérité d'un petit côté grimpeur d'un de mes grands-pères). Ma pointe de vitesse a toujours été un atout. Je préfère les sprints lancés ou difficiles, par exemple en montée, quand il faut passer en force. Je ne suis pas sûr d'être le meilleur pour frotter. D'ailleurs, je me dépouille surtout quand j'emmène un coureur. Si je fais mon propre sprint, j'essaie de garder la roue du mec devant mais je ressens un petit peu moins de motivation pour conserver ma positon.
Tu serais plutôt lanceur que sprinter à ton compte ?
Au Vendée U, j'ai travaillé pour Bryan Coquard et Morgan Lamoisson en 2013, pour Thomas Boudat en 2014. J'aime me faire violence pour aider un copain à gagner. Ce n'est que cette saison que j'ai été désigné sprinter de l'équipe. L'an prochain, chez Direct Energie, j'espère faire partie du « train » pour Bryan Coquard. Je ne sais pas à quel moment de la saison je serai incorporé ni quelle sera ma position exacte. Mais nous aurons un train intéressant, avec des rouleurs comme Julien Morice et Sylvain Chavanel ou encore un Adrien Petit [transfuge de Cofidis, NDLR] pour emmener dans le dernier kilomètre.
« A SIX ANS, JE VOULAIS PASSER PRO »
Depuis l'âge de trois ans, tu fais du vélo. Depuis tes cinq ans, tu participes à des compétitions. Par-dessus le marché, toute ta famille est cycliste : frères, père, grands-pères, oncles, cousins... Dans ta situation, en restant dans un univers qu'ils trouvent « enfermant » au bout d'un moment, beaucoup de coureurs explosent. Pourquoi, toi, tu as tenu ?
Au début, j'avais un rêve de gosse : à six ans, je disais à l'école que je voulais devenir coureur professionnel et disputer le Tour de France. A dix ou douze ans, c'est le genre de choses qu'on ne raconte plus, parce qu'on se rend compte qu'il y a du boulot derrière... Je n'ai jamais rechigné à faire ce travail : rouler sous la pluie, me coller une séance de home trainer le soir en rentrant de l'école, me priver de sorties avec les copains... Depuis plus de vingt ans, je vis vélo. C'est une part essentielle de moi, c'est ce qui organise mon emploi du temps, c'est ce en quoi je crois. Je ne me suis jamais lassé. Quand je prends trois semaines de vacances en hiver, je finis par m'ennuyer : le vélo me manque. Et, au bout du compte, mon rêve d'enfance s'est réalisé.
Ta famille qui connaît et vit le vélo elle aussi t'aide-t-elle à traverser des moments difficiles ? Ou bien t'apporte-t-elle une forme de pression ?
Elle me soutient ! Sur chaque course cette saison, un membre de ma famille était là. C'est un immense bonheur de pouvoir serrer tes proches dans les bras après la ligne d'arrivée.
Dans les meilleurs moments...
Oui, comme le Tour du Loir-et-Cher. Cette victoire a été le déclic de ma saison.
Et dans les pires...
Le Championnat de France, fin juin, a été un échec [lire ici]. Par ailleurs, deux jours plus tard, je subis un accident de la route.
« JE ME SUIS ENDORMI AU VOLANT »
Comment les faits se sont-ils produits ?
Je me suis endormi au volant... J'étais très fatigué. Avant le Championnat, je faisais de petites nuits, sous l'effet de l'appréhension. La veille, nous nous sommes couchés vers minuit et je me suis réveillé vers 4h du matin... Le lendemain, je n'ai pas traîné au lit, parce que je voulais suivre le Championnat de France des Elites. La fatigue s'est accumulée. Sur l'autoroute entre la Vendée et mon domicile [à proximité d'Angers], je me suis assoupi. Tout à coup, j'entends la voiture qui cogne contre la glissière. J'ai mis un coup de volant et je me suis retrouvé à gauche, contre le rail de sécurité central. La voiture a tapé et j'ai fini de l'autre côté, à droite de la route.
Tu as dû te faire une grosse frayeur...
La voiture a été pliée mais je m'en sors bien, avec une fracture de la main. Cette blessure m'a même obligé à prendre du repos, ce qui s'est avéré « payant » pour la fin de saison, puisque j'avais de la fraîcheur physique. Evidemment, je m'en serais passé. Evidemment, c'est grave... Depuis, je fais attention. Si je me sens fatigué, je reste dormir au manoir [aux Essarts, le siège de Vendée U et du Team Europcar].
On trouve des choses intéressantes sur internet. D'après le site officiel du Vendée U, ton plat préféré est la raclette.
[Rires.] J'avais donné cette info au site il y a deux ans. Il fallait bien mettre quelque chose. Ma dernière raclette remonte à dimanche dernier, juste avant le stage du futur Team Direct Energie. Mes parents m'avaient préparé une belle raclette : fromage, charcuterie, pommes de terre... La totale ! [rires] Comme c'est un peu lourd, je ne crois pas que j'en remangerai avant l'hiver prochain. C'est important de s'accorder des petits plaisirs... Nous faisons déjà beaucoup de sacrifices dans la saison.
Autre info bouleversante trouvée par hasard sur internet (Cyclismactu, pour donner la source) : tu déclarais ta saison 2015 réussie si tu rencontrais « de la santé, du bonheur et une petite copine ». Objectifs remplis ?
Pas le dernier. [Eclat de rire.] Mais l'année n'est pas encore finie, j'ai jusqu'au 31 décembre pour trouver, non ?
Crédit photo : Sébastien Barré