1981 : Rendez-vous manqués et belles rencontres

Crédit photo Hervé Dancerelle - DirectVelo

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Il y a quarante ans, le cyclisme était divisé en deux : les pros à l’ouest et les amateurs à l'est. Les meilleurs coureurs de la planète ne pouvaient pas se rencontrer à cause d’un mot sur leur licence et des raisons plus politiques que sportives. Mais la saison 1981 a taillé une brèche dans le rideau de fer qui séparait ces deux cyclismes grâce à l’Open, ces courses ouvertes aux pros et aux amateurs. DirectVelo vous propose en cinq articles un retour sur cette saison qui a lancé le mouvement qui a mené à la licence unique, quinze ans plus tard.


À l'arrivée du Tour de l'Avenir 1979 à Divonne-les-Bains, le ministre des sports Jean-Pierre Soissons prend position pour l'Open. "Je souhaite que sur le plan sportif, nous puissions un jour assister à la confrontation des meilleurs quelle que soit leur catégorie. Je souhaite qu'un jour Soukhoroutchenkov puisse rencontrer Bernard Hinault. Nous assisterions alors sans doute au véritable Tour de l'Avenir". Pendant le Tour de France 1979, quand on lui parle de la venue possible des "amateurs" des pays de l'Est, le Breton se marre : "chiche, qu'ils viennent… qu'on rigole". Deux ans plus tard, le Tour de l'Avenir est devenu Open. L'Equipe, journal organisateur, entretient jusqu'au mois d'août un faux-suspense sur la participation de Bernard Hinault au "petit Tour de France", lui qui vient de gagner trois "vrais" Tours. Il n'y aura pas et il n'y aura jamais de duel Hinault-Soukho. Il faudra se contenter d'une poignée de mains devant les photographes au moment du Championnat du Monde à Prague.

Depuis 1974, l'Open s'est installé à Paris-Nice, au Tour de Luxembourg, au Circuit de la Sarthe, au Tour du Limousin ou à l'Etoile des Espoirs. Mais donc en 1981, on passe à la vitesse supérieure.

Un monument du cyclisme, Bordeaux-Paris, le Derby de la route, la vraie doyenne du calendrier née en 1891, passe à l'Open. Dire que pour sa première édition les Anglais avaient dicté l'exclusion des pros pour que leurs "amateurs" puissent s'imposer. 90 ans plus tard, ils sont deux Amateurs au départ de Bordeaux dans la nuit. Gérard Le Dain d'Antony Berny Cycliste et Philippe Bodier, un habitué de l'équipe de France Amateurs. Ce dernier, qui porte le maillot jaune et vert du VS Monnaie est le régional de l'étape puisque la course traverse l'Indre-et-Loire.

LE GIRO OUVRE UN PEU TROP TÔT

Pendant la préparation de la saison 1981, Vincenzo Torriani, l'organisateur du Giro, pense bien avoir brûlé la politesse au Tour de France. Il obtient de l'UCI d'inscrire le Tour d'Italie au calendrier Open en 1981, à condition d'ouvrir la course aux Amateurs d'au moins 23 ans. Marco Torriani, son fils, a cette vision prophétique : "La grande évolution  pour les années à venir sera un cyclisme avec deux catégories. Il y aura les moins et les plus de 23 ans". Torriani père justifie le recours à l'Open. "Il n'est plus logique d'organiser un Tour d'Italie ou un Tour de France avec seulement six à sept équipes de valeur, alors qu'il y a dans le monde des coureurs qui semblent capables de se mesurer avec les pros. De là notre idée d'ouvrir les portes du Giro aux Amateurs venus de pays où il n'existe pas de courses ou de structures professionnelles" .

Fin décembre 1980, les groupes sportifs italiens imaginent que Torriani allègera le parcours pour ne pas trop défavoriser les Amateurs. Ils menacent même de déserter le Giro et d'aller courir le Tour de France ! Ces équipes ont plusieurs revendications : pas d'amateurs venus de pays de l'Ouest, pas de publicité sur le maillot et puisque l'organisateur prendra à sa charge les frais des amateurs, elles veulent aussi une rente quotidienne pour leurs pros. Le parcours est présenté fin février, un mois plus tard qu'en 1980. Le Giro 1981 est plus court de 127 km que le précédent. Toutefois, il propose une grande arrivée au sommet aux Trois Cimes de Lavaredo, mais au bout d'une étape de 100 bornes, et un long contre-la-montre final à Vérone. L'organisateur prend contact avec les nouvelles coqueluches de la presse, les Colombiens. Mais la piste la plus sérieuse est celle de la venue de l'équipe d'URSS. Ce serait un coup de maître pour la course rose de faire venir, la première, les maillots rouges. Fin mars, la fédération soviétique - équipée par les cycles Colnago - répond favorablement à l'invitation... avant de se récuser le 2 mai, onze jours avant le départ de Trieste. "Trop long, trop difficile", justifient les Soviétiques qui ont aussi la crainte de tomber dans un piège, avec tout le peloton pro contre eux.

L'ARMÉE ROUGE ENVAHIT LE LUXEMBOURG

Le Giro ne sera pas Open mais l'Italie va jouer un rôle dans l'ouverture vers l'est. Elle accueillera Czeslaw Lang, vice-Champion olympique en 1980, dans l'équipe Gis en 1982. Lech Piasecki lui emboîtera le pas dans la Botte. Les Yougoslaves Vinko Poloncic et Primoz Cerin iront chez Malvor. Et c'est l'Italie qui accueillera en 1989 la première équipe pro d'URSS, Alfa Lum, avec le vieux Soukho, les expérimentés Ivanov, Ugrumov mais aussi Konyshev, Tchmil et Poulnikov. Mais c'est en Espagne que les Soviétiques découvriront les Grands Tours en 1985.

Privés de Giro par leur fédération, Soukho et ses camarades vont lancer un cocktail Molotov dans le peloton de l'Ouest. Les professionnels sont traumatisés par ce qui est arrivé au Tour de Luxembourg, le 14 juin. Dans la dernière étape, l'Armée rouge a laminé, éparpillé, étrillé le peloton des pros. Les cinq Soviétiques ont oublié le peloton avant de se jouer la victoire d'étape. Soukho s'impose à Diekrich devant Barinov qui gagne le général. Mais ce jour-là, le chronométreur va faire des heures sup'. Lucien Didier, équipier de Bernard Hinault, absent de ce Tour, est le premier pro à arriver, à 11'. Pour Hennie Kuiper, vainqueur du Tour des Flandres en avril, et du Tour de Lombardie en octobre, le tarif est de 20'. Pour Sean Kelly, leader au départ, c'est plus d'une demi-heure. Commentaire mi-admiratif, mi-dubitatif du Hollandais : "Ça restera dans l'histoire. Tout d'un coup les Russes sont devenus des hommes différents. Ils ne ressemblaient plus à ces coureurs qui étaient avec nous dans le peloton les jours précédents". Les "amateurs" sortent en pleine forme de la Course de la Paix, les pros préparent le Tour. Mais en avril, en plein fignolage avant cette Course de la Paix, les Russes n'ont laissé qu'une seule étape aux pros au Circuit de la Sarthe. Bernard Thévenet, pour sa dernière victoire officielle, leur ravit le contre-la-montre. Les néo-pros n'ont rien pu faire.

LA BELLE AU TOUR DE L'AVENIR

Match retour au mois de juillet au Tour du Colorado pour un match USA-URSS, à la Coors Classic. Mais les Soviétiques tombent sur un os. Greg Lemond n'a pas pu affronter Soukho aux Jeux olympiques de Moscou l'année précédente à cause du boycott des Etats-Unis. Le Champion du Monde Juniors 1979, néo-pro chez Renault-Gitane, va dompter les Russes, forts comme des ours. Kashirin, Barinov et Soukho s'inclinent dans cet ordre au classement général. Pourtant, pendant la course, Greg Lemond reproche aux amateurs américains d'aider les Soviétiques contre lui. Nul n'est prophète en son pays.

La belle sera jouée au Tour de l'Avenir, le grand rendez-vous Open de la saison car tout le monde sent bien que selon le déroulement du T.A. se joue l'avenir du Tour de France. Ouvert ou fermé. Pour éviter que le peloton penche d'un côté plus que de l'autre, les forces sont équilibrées. Huit équipes pros (dont une sélection de jeunes Italiens) face à huit équipes nationales. Mais dans certains groupes sportifs, les volontaires ne sont pas nombreux. Chez Puch-Wolber, Régis Ovion, vainqueur de l'épreuve dix ans plus tôt et que la FFC avait fait attendre un an avant de passer pro à cause... des Jeux olympiques de 1972, traine les pieds. "Les dés sont pipés au départ parce que les Soviétiques, pour ne citer qu'eux, n'ont d'amateurs que l'appellation : en vérité, ils sont professionnels comme nous et même parfois davantage. Ensuite, ils se sont, eux, préparés pour le Tour de l'Avenir alors que personnellement je m'y présenterai diminué par les effets d'une saison très chargée, sans parler des critériums. Dans une telle course, j'ai beaucoup plus à perdre qu'un Soukho ou un Flores. Ceux-là, j'aimerais par contre les voir au Tour de France... Là, le match serait régulier". (1)

« NOUS LES PROFESSIONNELS, NOUS SOMMES AU-DESSUS DU LOT »

La course part de Saint-Etienne. Le prologue donne le la. Pascal Poisson, néo-pro de Renault-Gitane, prend le premier maillot jaune. Pascal Simon - notre photo - s'empare de la tunique de leader le quatrième jour grâce à une longue échappée en compagnie d'Etienne Néant (Equipe de France) et du Soviétique Krivochev qui ne roule pas, sauf pour aller gagner l'étape à Chalon-sur-Saône. Stephen Roche, maillot jaune au départ mais coéquipier de Pascal Simon chez Peugeot a joué le jeu. Le Champenois est allé au Tour de l'Avenir sans avoir disputé le Tour en juillet. Victime d'une fracture de la clavicule au printemps, Maurice De Muer lui a préféré Roger Legeay.

Dans ce Tour très montagneux, Pascal Simon gagne le dernier contre-la-montre en côte à Avoriaz. Au général, il devance Soukho de 7'41" et Patrocino Jimenez, le lieutenant de Flores l'année précédente et meilleur grimpeur, de 9 minutes. Mais le Champion olympique s'est battu comme un lion. D'ailleurs, il porte le maillot violet de la combativité. Dans l'étape de la Chartreuse, avec le Granier, le Cucheron et l'arrivée à la Ruchère, il est d'abord victime d'une chute et s'entaille sérieusement le coude. Dans la montée finale, il lâche Pascal Simon et revient à la flamme rouge sur le maillot vert Patrick Bonnet, un pro de chez Renault. Ce dernier s'impose au sprint après avoir volontairement levé le pied. "Guimard m'a dit de me relever et d'attendre le sprint", glisse-t-il à l'arrivée avant de juger des forces en présence, "je pense que nous les professionnels, nous sommes au-dessus du lot".

« SI HINAULT AVAIT ÉTÉ LÀ, IL M'AURAIT BATTU »

Les amateurs ont glané six étapes contre neuf pour les pros. Dont une pour Régis Ovion qui avait prévu avant le départ, "je ne pense pas que les amateurs auront la partie facile. Il y aura de jeunes pros au départ pour leur causer bien des soucis. Et si vous voulez le fond de ma pensée, je ne crois pas qu'un Soukho soit tellement supérieur aux Soviétiques que j'ai moi-même affrontés dans les années 70 ou à un Szurkowski" (1). Roland Berland, le directeur sportif de Pascal Simon, relativise même la victoire de son coureur. "Avec la même forme, Pascal Simon se serait classé environ 15e du Tour de France, et mis à part les Soviétiques et les Colombiens, où va-t-on trouver d'autres équipes pour nous donner la réplique ?" (2). Le vainqueur lui-même est conscient de son niveau. "On nous en avait tellement dit sur les coureurs de l'Est qu'il y avait de quoi avoir peur. Mes craintes ont été assez vite dissipées. Celà dit, si Hinault avait été là, il m'aurait battu. Je suis devenu un bon coureur. Pas encore un tout bon" (3).

Bien souvent, Soukhoroutchenkov a eu tout le peloton sur le porte-bagage. "Au lieu de se mettre sur le dos de Soukho, les pros auraient mieux fait de se remettre en question", juge Jean De Gribaldy, le patron de l'équipe Sem-France Loire (2). Et sa saison a été longue entre les Régions Italiennes où il a gagné une étape après 110 km d'échappée, la Course de la Paix, le Tour de Luxembourg, la Coors Classic, le Championnat du Monde et donc le Tour de l'Avenir. Le coureur de 25 ans ne connaîtra plus une telle forme. "Pour Kapitonov, la durée de vie d'un coureur en URSS était entre trois et quatre ans. En 1981, il nous avait annoncé que si on ne gagnait pas le Tour de l'Avenir et la Course de la Paix, on serait tous virés. J'ai fini deuxième des deux courses et il nous a tous mis à la porte. Tout d'un coup, nous étions interdits à jamais de courir pour le maillot de l'URSS ! Je suis le seul à avoir insisté, les autres ont arrêté le vélo. J'ai couru pour une équipe commerciale de Leningrad, où j'ai regagné ma place dans l'équipe nationale. Kapitonov a alors été viré", déclare le coureur russe en 2013 (4). Il revient au T.A. en 1982 mais ne peut que regarder Greg Lemond gagner. En 1984, il remporte de nouveau la Course de la Paix, toujours réservée aux Amateurs. En 1986, il découvre les Grands Tours avec la Vuelta où il termine 2e d'une étape et 70e du général. Mais est-ce que Soukho aurait supporté la vie de coureur pro à l'Ouest ? "Je n'étais pas fait pour ce monde-là", répond-il (4).

(1) Vélo N°158 septembre 1981
(2) Vélo N°159 octobre 1981
(3) Vélo N°162 décembre-janvier 1982
(4) L'Equipe 2 juillet 2013

Les articles de la série 1981, l'année de l'Open :
L'Open dans toutes les têtes
Faire sauter le rideau de fer du CIO
Rendez-vous manqués et belles rencontres
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