Les monuments qui sentent le neuf

Crédit photo ASO - Gautier Demouveaux

Crédit photo ASO - Gautier Demouveaux

Ce dimanche devait se courir Liège-Bastogne-Liège, un des cinq "monuments" du cyclisme. De nos jours, Eddy Merckx est souvent présenté comme un des trois coureurs (1) vainqueurs "des cinq Monuments". Mais quand il était coureur, on disait plutôt de lui qu'il ne lui manquait qu'une seule "grande classique" : Paris-Tours. D'ailleurs, Albert Bouvet, vainqueur de la classique française, pouvait s'enorgueillir : "À nous deux, Merckx et moi avons gagné toutes les classiques". Roger De Vlaeminck est dans le même cas.

Parler de "monuments" avant 1986, c'est faire de l'anachronisme. C'est Hein Verbruggen qui a l'idée de baptiser ainsi Milan-San Remo, le Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie de cette appellation d'origine contrôlée au moment de présenter son projet de nouvelle Coupe du Monde qui verra le jour en 1989.

MONUMENTS OU GRANDES CLASSIQUES

Diplômé d'HEC, rentré dans le cyclisme pro comme responsable du marketing des barres Mars associées aux cycles Flandria, le Hollandais a le sens de la formule. Il aurait pu les appeler les "piliers" mais "monuments" colle bien à ce qu'il veut en faire. Dans le calendrier de la Coupe du Monde 1989, il y a douze manches. La Flèche Wallonne en est exclue. Les monuments ont vocation à être inamovibles mais les autres sont susceptibles de laisser leur place à de nouvelles courses pour satisfaire les objectifs de mondialisation. Ces nouvelles courses ne viendront jamais et ce sont plutôt les classiques artificielles comme la Wincanton Classic qui disparaîtront. Pour les classiques comme la Flèche et Gand-Welvelgem, la première conséquence d'être exclues de la Coupe du Monde est de ne plus avoir le droit de dépasser les 200 bornes à partir de 1990.

Avant l'idée de monuments, on parlait des "grandes classiques". Rik Van Looy était et reste le seul coureur à avoir réussi à toutes les gagner. L'exploit de l'Empereur d'Herentals, Rik II (Rik I, c'est Van Steenbergen, qui ne savait pas quand il gagnait deux fois la Flèche Wallonne qu'on lui dirait 70 ans plus tard que ça ne compte pas parmi les plus grandes victoires) est de s'être imposé sur tous les terrains.

RIK II LE ROI DES CLASSIQUES

Mais d'abord, c'est quoi une classique ? À la fin du XIXe siècle, le terme est utilisé dans tous les sports et désigne une course organisée tous les ans à la même date. Aux débuts du vélo, être une classique garantit une place au calendrier.

Et les grandes classiques que Rik Van Looy est le seul à avoir à son palmarès, quelles sont-elles ? En 1967, à l'époque où court le double Champion du Monde, la Gazzetta dello Sport imagine un système de qualification pour le Championnat du Monde à partir des résultats des plus grandes courses. Par un pur hasard, il aurait assuré à l'Italie une surreprésentation. Mais, mis à part Paris-Tours et le Tour de Lombardie disputées après le Championnat, les classiques qualifiées de "grandes" sont Milan-SanRemo, Tour des Flandres, Paris-Roubaix, Paris-Bruxelles, Flèche Wallonne et Liège-Bastogne-Liège. 

LA DOYENNE, LA PLUS JEUNE

Certains ajoutaient Bordeaux-Paris, "la course qui tue" mais Rik II répond en 1989, "je ne considérais pas Bordeaux-Paris comme une classique. Il n'y avait que quinze coureurs au départ". Pourtant, Bordeaux-Paris, née en 1891 (la vraie Doyenne, c'est elle), a eu son heure de gloire. De 1922 à 1926, le Prix Wolber se veut le Championnat du Monde officieux sur route et les participants sont triés sur le volet. Les trois premiers du "Derby de la route" (le surnom de Bordeaux-Paris) sont qualifiés au même titre que le podium de Paris-Roubaix, Paris-Tours et Paris-Bruxelles pour ce qui est des courses d'un jour. Pas de trace du Tour des Flandres ni des classiques italiennes et encore moins de Liège-Bastogne-Liège. 

Liège-Bastogne-Liège est la Doyenne de ces classiques (première édition en 1892) mais paradoxalement, c'est la dernière parmi les monuments à avoir été considérée comme une grande classique. La preuve : en 1948, le Challenge Desgrange-Colombo naît pour encourager les échanges internationaux dans le cyclisme. C'est l'ancêtre de la Coupe du Monde. Chacun des trois pays du vélo propose trois épreuves, les plus prestigieuses de l'époque donc : le Tour, Paris-Roubaix et Paris-Tours pour la France. Giro, Milan-San Remo et Tour de Lombardie pour l'Italie. Tour des Flandres, Paris-Bruxelles et Flèche Wallonne pour la Belgique. Pas de "Doyenne" donc. C'est en 1951 que Liège-Bastogne-Liège rejoint le "club" au moment où le journal Les Sports patronne la course. Quand la Coupe du Monde intermarques est créée en 1960, la Flèche est au programme et pas la Doyenne. Mais à partir de 1964, c'est Liège qui est la seule ardennaise au calendrier de ce trophée.

LE MONUMENT HISTORIQUE DE POULIDOR

Liège-Bastogne et retour est d'abord une classique amateur. Mais avec une participation internationale puisque le Français André Trousselier (et pas Louis, le vainqueur du Tour 1905) la remporte en 1908. Dire que Léon Houa, son premier vainqueur, a gagné un monument est donc un anachronisme. La course multiplie les allers-retours entre les amateurs, indépendants et professionnels. Elle voyage aussi entre mai et septembre alors que les quatres autres "monuments", comme la Tour Eiffel, ne se déplacent pas. Ce n'est que depuis 1930 que la Doyenne est définitivement réservée aux pros.

La Flèche Wallonne a eu le vent en poupe. En 1950, Fausto Coppi y signe un de ses plus gros exploits. De 1951 à 1964, les deux classiques forment le week-end ardennais et se courent le samedi et le dimanche puis le dimanche et le lundi. Quand Pierre Chany écrit que "Raymond Poulidor a façonné une sorte de monument historique", il parle bien de sa victoire dans la Flèche Wallonne 1963. Mais la Flèche, née en 1936, change de parcours, se cherche un peu. Depuis 1985, son arrivée au Mur d'Huy est devenu un rendez-vous incontournable, comme le Poggio, le Mur de Grammont, le Carrefour de l'Arbre ou le Ghisallo. Ce n'était pas assez pour retrouver sa place en Coupe du Monde. Mais la course tombée dans le giron d'ASO est intégrée au ProTour en 2005.

CHEF-D'OEUVRE EN PÉRIL

Tout monument qui se respecte doit exposer des chefs-d'oeuvre. Liège-Bastogne-Liège commence sa collection dans les années 50 avec le doublé de Ferdi Kübler, la victoire de Stan Ockers en 1955, le numéro de Jacques Anquetil qui repousse les meilleurs belges dont le jeune Merckx à cinq minutes en 1966. En 1971, Eddy Merckx prouve qu'il n'est pas fait du même bois que les autres. Défaillant, il va au bout de lui même pour battre Roger Pintens dans le vélodrome de Rocourt. La neige ardennaise donne parfois des airs d'Apocalypse à la course comme en 1957 et 1980, l'année de la seconde victoire de Bernard Hinault. C'est après l'édition 1965, courue sous la pluie froide que Jacques Anquetil, cueilli par la fringale, confie à Emile Masson, le directeur de la course : "votre course est exceptionnelle, l'an prochain, je reviendrai pour gagner". 

Mais les monuments historiques peuvent aussi menacer ruine. La course du Pesant Club Liégeois frôle le chaos plusieurs fois dans les années 80. En 1985, les motos créent un embouteillage dans La Redoute. En 1988, une tranchée mal signalée provoque une hécatombe dans le peloton et en 1989, le peloton termine son sprint sur les talons des voitures de direction de courses qui suivaient les échappés. A.S.O. va être appelée pour reprendre en mains l'organisation.

PARIS-BRUXELLES PLUS PAYANT QUE LIÈGE

Paris-Bruxelles était plus réputée que Liège avant guerre. Elle tire son caractère et son prestige de la frontière que les coureurs traversent. La course des Deux Capitales lance même le mouvement sportif en Belgique à sa première édition en 1893. Pour donner une idée de l'importance d'une victoire dans Paris-Bruxelles en 1954, les marques de cycles françaises promettaient une prime de 250 000 F à leur coureur qui s'y imposerait, contre 100 000 F pour le Tour des Flandres et 60 000 F pour une des deux Ardennaises. Un bouquet à la Primavera rapportait 300 000 F (car une marque pouvait profiter des retombées pendant tout le reste de la saison au contraire de la victoire au Tour de Lombardie primée de 200 000 F). La prime pour Paris-Roubaix était de 400 000 F. 

Mais l'interruption de Paris-Bruxelles entre 1966 et 1973, accompagnée d'un changement de dates, du printemps à l'automne et la distance proche des 300 bornes comme Milan-San Remo, lui coupent les jambes. Quand elle était placée après Paris-Roubaix, elle était la revanche de la "Pascale" et avait damé le pion à Paris-Tours dans ce rôle.

PARIS-TOURS, LA PLUS DURE À GAGNER

Paris-Tours est annuelle depuis 1906. À partir de 1913, placée après Paris-Roubaix, elle devient la revanche de la "Reine des classiques". Grâce à son profil, elle est aussi la classique des records de vitesse. L'édition 1921 dantesque sous la neige, comme Milan-San Remo 1910, devient mythique. En 1951, la classique de printemps recule à l'automne mais ses arrivées massives entament son intérêt. Mais à cette période de l'année, les coureurs en recherche d'un nouveau contrat à signer pour l'année suivante animent la course. La lutte déséquilibrée entre une échappée et le peloton lancée à ses trousses. Jacques Goddet compare le final de Paris-Tours à une "réplique de la chasse à courre, la bête traquée, épuisée, prête à céder, à se livrer à la défaite". Dès 1953, les organisateurs pensent à transformer le parcours en Tours-Paris pour bénéficier des bosses de la vallée de Chevreuse. Ce sera chose faite en 1974, jusqu'en 1987, mais avant cela ils vont tripler les ascensions de la côte de l'Alouette à Tours et même interdire le dérailleur pour décanter la course. Au début du classement Vélo-FICP en 1984, l'ancêtre du classement UCI, Tours-Paris devenue Blois-Chaville est classée au même niveau que les cinq monuments d'aujourd'hui.

Le retour au sens Paris-Tours en 1988 ravit le quotidien local La Nouvelle République qui écrivait en 1974 au moment du déménagement, "chaque épreuve a son caractère. Paris-Tours, c'était la course des routiers sprinters, cette catégorie attachante des lévriers aux dents longues". Parmi ces lévriers, Rik Van Looy a gagné ses deux Paris-Tours en attaquant. En 1959, il s'échappe à Amboise avec le Hollandais Coen Niesten mais il s'en faut de peu que le peloton les croque avant la ligne. En 1967, il prend l'initiative dans la vallée de Chevreuse certes, mais à 210 kilomètres de Tours. Rik II a réussi à Tours, là où ni Merckx, ni De Vlaeminck n'ont réussi. C'est peut-être Paris-Tours, la classique la plus dure à gagner.

(1) avec Rik Van Looy et Roger De Vlaeminck.

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