Des primes de départ aux courses protégées
Pendant le confinement, avec l’arrêt des compétitions, la fragilité des équipes pros a, encore une fois, été mise en évidence. Des voix ont demandé une réforme. Une de plus. Car depuis sa création le cyclisme est professionnel et les réformes se sont succédées. DirectVelo vous propose de réviser l’histoire des structures du cyclisme pro. Quatrième rendez-vous : Des primes de départ aux courses protégées.
Les cyclistes professionnels sont payés pour courir. C'est leur définition.
Mais leurs revenus ont eu plusieurs sources. En 1921, Honoré Barthélémy un des meilleurs coureurs français de l'après-guerre touche 26 376 F de l'époque, soit, selon l'INSEE, 29 900 euros. L'indemnité annuelle de sa maison de cycles représente 30 % de cette somme, ses prix en course 50 % et le reliquat est apporté par les primes de sa marque et ses contrats sur piste. D'ailleurs, il n'a couru cette année-là que huit fois sur la route et sept fois sur la piste pour des contrats. En une saison, il a couvert 20 000 km sur son vélo. En revanche, il a plus de 12 000 F de frais (plus de 13 000 euros) de nourriture et d'habillement. Sa marque de cycles ne lui fournit que les maillots. Les cuissards et les chaussures (six paires par an) sont à sa charge.
Mais à cette époque, la piste est plus rentable que la route. Toto Grassin, dit « le microbe » rapport à sa petite taille, abandonne la route où il gagnait un petit salaire (l'équivalent de 1100 euros par mois). "De Paris-Roubaix je suis rentré avec 50 balles. J'étais à la traîne, tu vois. Comme je ne gagnais pas une thune, je me suis dit : je vais me mettre six-day man. Je finirai la saison sur route et me ferai ensuite pistard", raconte le futur Champion du Monde de demi-fond qui va devenir le « Roi du plancher » après avoir été un ouvrier du goudron.
LE PERSONNAGE LE PLUS IMPORTANT DU CYCLISME
Dans les années 50, les sources de revenus sont les mêmes : le salaire pour ceux qui sont mensualisés, les prix en courses, les primes de victoire offertes par leur constructeur selon l'importance de la course, les contrats pour disputer les critériums sur piste et sur route obtenus grâce à leur manager (en 1957, le syndicat des coureurs français estime qu'ils représentent la moitié de l'activité des coureurs).
Le manager - prononcé “manadgé” ou “managé” à l’époque - est un rouage essentiel du cyclisme pro de l’époque. Il peut faire et défaire les équipes, les tactiques d’équipes et avec l’importance des critériums dans l’activité des coureurs, il a la main sur le programme de “ses” coureurs, parfois plus que leur directeur sportif. Le manager vedette des années 50-60 c’est Daniel Dousset, dit “Bouton d’or” quand il était pistard et de l’or, il n’en a pas que sur les boutons de ses costumes. “Le personnage le plus important du cyclisme français”, écrit le journaliste Maurice Vidal en 1958. En 1960, son coureur Roger Rivière prépare le Tour de France, où il sera un des leaders de l’équipe de France, dans des réunions sur piste et dans un contre-la-montre dans les vingt jours qui précèdent le départ. Pas une course en peloton. Dans l’étape de Lorient il participe à une échappée qui déshabille le maillot jaune Henry Anglade, co-leader de l’équipe de France, et qui plie la course. Henry Anglade est suivi par le manager concurrent de Dousset, Roger Piel. Le maillot jaune déchu soupçonne un coup fourré du manager de Rivière. Il a appelé Rivière la veille de l'étape et était à Lorient pour l'accueillir tout sourire.
BOUTON D'OR, LA BREBIS ET EMPOISONNEMENT
Daniel Dousset est l’héritier d’un système mis en place par Henri Desgrange et Victor Goddet (le père de Jacques) qui exploitent avant-guerre le Vel’ d’Hiv’ et le Parc des Princes, deux vélodromes parisiens gros pourvoyeurs de contrats mais pas toujours de gros contrats, nuance. Pour négocier avec les coureurs, ils ont leur manager maison. A partir de 1938, c’est André Mouton, dit “la Brebis”, ancien pistard. Gare à ceux qui veulent aller voir ailleurs, ils s’exposent à des intimidations et des représailles. Victor Cosson, 3e du Tour de France 1938 a voulu rester fidèle à Gaston Degy, manager haï par Jacques Goddet et Henri Desgrange mais estimé par “ses” coureurs. Le coureur doit céder et s’associer à Mouton mais il est persuadé que “H.D.” lui fait payer la note en 1939, avec un bidon empoisonné juste avant les cols des Pyrénées. Après la guerre, Mouton, devenu directeur du Vel’ d’Hiv’, forme Dousset. Celui-ci va construire un calendrier de critériums sur route qui va profiter à tous les coureurs.
Mais en 1977, Cyrille Guimard, reconverti en directeur sportif de Bernard Hinault chez Gitane, chamboule les habitudes du milieu. Il veut être le seul à décider de l’activité de ses coureurs, salariés du groupe sportif. Il veut bordurer les managers et proposer directement un lot de ses coureurs, qu’il choisit, aux organisateurs de critériums. Les managers n’aiment pas. Les coureurs des autres équipes non plus car ça fait moins de contrats pour eux. La disparition des critériums va entraîner petit à petit la disparition de ce rôle des managers. Les agents vont leur succéder car ce ne sont plus les critériums qui assurent la majorité des revenus des coureurs, mais leurs équipes.
LA PRIME DE DÉPART INTERDITE MAIS GÉNÉRALISÉE
Même en dehors des critériums, les meilleurs peuvent monnayer leur talent grâce aux primes de départ. En effet, pour s'assurer la présence des grands coureurs, des organisateurs de course offrent une prime de départ.
En 1954, Fausto Coppi reçoit une prime de départ supérieure au total des prix en course pour disputer Paris-Nice. Il est alors Champion du Monde et au sommet de sa gloire.
Pourtant, les organisateurs s'étaient entendus pour interdire les primes de départ en 1953. En vain. La question divise les organisateurs surtout que les coureurs, eux, n'arrêtent pas de demander ce « droit d'affiche ».
Preuve que les organisateurs ne tirent vraiment pas dans le même sens, à partir de 1957, la nouvelle association internationale des organisateurs de courses cyclistes, l'AIOCC (1), ne cesse de demander à l'UCI de faire respecter le règlement qui interdit ces primes. Avec sa franchise habituelle, Jacques Anquetil reconnaît en 1959 qu'il a un contrat sur trois ans avec l'organisateur du Giro pourtant membre de l'AIOCC.
L’ABUS DE PRIMES COÛTE LA VICTOIRE
Alors quand les organisateurs n'ont pas le droit de verser des primes de départ, ils trouvent un biais. Louison Bobet dispute ainsi le Giro 1958 avec le maillot de son groupe sportif L. Bobet – BP mais avec une casquette St Vincent. En effet, la ville de Saint Vincent d'Aoste patronne l'équipe le temps du Tour d'Italie. Ainsi, l'organisateur ne verse pas de prime de départ, mais les coureurs en touchent quand même.
Ces primes poussent les meilleurs coureurs à courir beaucoup et à penser à court terme. Après le Tour 1965, Jean Bobet attribue la défaite de Poulidor dans cette course à l'échalotte. “S'il avait renoncé à deux de ses contrats (ou Vuelta, ou Dauphiné ou Midi-Libre) il aurait pu viser sérieusement la première place du Tour de France. Son compte en banque aurait singulièrement augmenté…”
Certaines courses se brûlent les ailes dans l'engrenage de ces primes. Le Critérium du Dauphiné Libéré est annulé en 1967 pour cette raison.
LA PROTECTION COMME UN REMPART
Pour lutter contre les primes de départ et s'assurer la présence des coureurs du pays dans les grandes courses locales, les fédérations nationales vont protéger les épreuves. En 1951, la fédération italienne, à la demande des marques de cycles, interdit à ses licenciés de courir trois jours avant les grandes classiques italiennes. De ce fait, Fausto Coppi ne peut courir en France Paris-Côte d'Azur (2) comme il le souhaite. Des observateurs de l'époque pensent aussi que cela arrangeait bien Jacques Goddet et L'Equipe de ne pas voir Fausto Coppi courir en France chez un organisateur concurrent.
A partir de 1960, l'UCI va décider de protéger les grandes classiques (Paris-Roubaix, Paris-Tours, Milan SanRemo, Tour de Lombardie, Tour des Flandres, Paris-Bruxelles, Liège-Bastogne-Liège) : Pas d'autres épreuves internationales le même jour. Pas de critérium la veille ou le jour d'une épreuve protégée. La protection des courses va encore évoluer avec le projet de réforme de 1962.
Les primes de départ n'ont pas réellement disparu. Aujourd’hui, les équipes reçoivent des indemnités de participation de la part des organisateurs. Et Lance Armstrong -ou sa fondation- a reçu de l'argent de la part du gouvernement d'Australie du Sud pour venir disputer le Tour Down Under de 2009 à 2011.
(1) Association internationale des organisateurs de courses cyclistes
(2) En 1951, Jean Leulliot chipe l'organisation de Paris-Nice au journal « Ce Soir ». N'étant pas propriétaire du nom Paris-Nice, Jean Leulliot baptise sa course Paris-Côte d'Azur
Notre dossier - Les 1001 réformes du cyclisme pro :
-Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints
-La bataille de la licence pro
-Il y a du monde dans le peloton
-Des primes de départ aux courses protégées
-L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs
-Les organisateurs prennent la main
-Le long chemin vers la licence unique
-Hein Verbruggen, le révolutionnaire
-Du Top Club au ProTour
-Un retour et le WorldTour
-Le retour du classement UCI