L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs

Crédit photo Gautier Demouveaux - ASO

Crédit photo Gautier Demouveaux - ASO

Pendant le confinement, avec l’arrêt des compétitions, la fragilité des équipes pros a, encore une fois, été mise en évidence. Des voix ont demandé une réforme. Une de plus. Car depuis sa création le cyclisme est professionnel et les réformes se sont succédées. DirectVelo vous propose de réviser l’histoire des structures du cyclisme pro. Cinquième rendez-vous : L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs.

En 1953, les équipes cyclistes n'ont pas bougé depuis quarante ans. Ludovic Feuillet, directeur sportif de l'équipe Alcyon, raccroche après le Tour de l'Ouest. Il était déjà là avant la guerre. Celle de 14.

Les marques de cycles ont de moins en moins d'argent, les ventes baissent et certains se tournent vers des entreprises qui n'ont rien à voir dans la fabrication de vélos. Les organisateurs, principalement les journaux, n'ont jamais craché sur la publicité de ces marques dans leurs colonnes ou dans la caravane publicitaire de leurs épreuves.

LA PUBLICITÉ DANS LES JOURNAUX AVANT D'ÊTRE SUR LES MAILLOTS

Quand le cirage le « Lion noir » paie pour être dans la caravane du Tour, Jacques Goddet trouve ça « décolorant ». Quand la crème Nivéa paie pour être sur le maillot du visage buriné de Fiorenzo Magni, Jacques Goddet fait grise mine.

Quand Pschitt fait de la réclame avec Louison Bobet dans les journaux, Jacques Goddet trouve ça rafraîchissant. Quand Géminiani invite St Raphaël sur son maillot, Jacques Goddet avale de travers.

Donc en 1954, Nivéa se montre sur le maillot de l'équipe de Magni. En réalité, Nivéa finance un club qui sert de structure à l'équipe. C'est un « Gruppo sportivo ». C'est le début des Groupes sportifs. Achille Joinard, le Président de l'UCI, choisit de ne pas réagir, ce qui est déjà une prise de position puisqu'il ne l'interdit pas. Mieux, quand Raphaël Géminiani s'apprête à courir Milan-San Remo 1955 avec son nouveau maillot St Raphaël, il va être son complice caché. Il attend que la course s’élance pour déclarer qu'il s'oppose au départ de l'équipe dans la tunique aux couleurs de l’apéritif.

L’UCI LAISSE FAIRE, LES ORGANISATEURS S'ORGANISENT

L'UCI n'a pas mis de bâtons dans les roues à l'arrivée de l'extra-sportive. Elle laisse les fédérations nationales décider si elles autorisent ou non les équipes de marques dans leur pays. Mais l'UCI rappelle en novembre 1954 aux organisateurs : "Nul a le droit de refuser le départ au porteur d'une licence d'une fédération affiliée à l'UCI".

Pour la saison 1956, la FFC, présidée aussi par Achille Joinard, règlemente la création de groupes sportifs en France : une seule marque extra-sportive par coureur. Une marque commerciale ne peut pas monter une équipe pour seulement quelques épreuves. La fédération mais aussi les organisateurs redoutent l'effet d'aubaine d'une marque qui désorganiserait tout l'équilibre du peloton pour se faire de la pub sur une seule grande course, même si la plus grande, le Tour de France, se court encore par équipes nationales.

C'est dans ce contexte que les organisateurs s'organisent en créant l'AIOCC (1) en septembre 1956. Une de leurs revendications est de pouvoir refuser la participation des coureurs dont les équipements porteraient des inscriptions publicitaires extra-sportives. En fait, depuis sa création, l'AIOCC, et surtout les organisateurs du Tour et du Giro veulent garder la liberté d'inviter qui ils veulent sur leur épreuve et cela va durer jusqu'à la création du ProTour.

Mais en janvier 1957, l'AIOCC présente son premier projet de réforme du cyclisme professionnel dont l'objet est de réglementer la création de groupes sportifs, en évitant le déséquilibre et la concentration des effectifs dans de grosses structures. L'AIOCC va faire imposer sa réforme par l'UCI. Les organisateurs ont le pouvoir sur le cyclisme pro. Il faudra attendre la réforme de 1986 d'Hein Verbruggen pour voir la fédération internationale reprendre les rênes.

LA TENTATION ITALIENNE

Le développement des groupes sportifs va être le plus important en Italie. Le cœur du cyclisme pro se déplace dans la péninsule. Les équipes les plus riches s'y trouvent et attirent donc les meilleurs coureurs : Van Looy, Gaul, Bahamontès, Bobet et De Bruyne.

Si Jacques Anquetil est resté en France en 1962, c'est bien grâce à l'entregent et à la diplomatie de Philippe Potin. Potin, héritier des magasins Félix Potin, devenu mécène du cyclisme français, est depuis 1960 le Président du Comité des Pros, l'organe qui s'occupe du cyclisme pro à l'intérieur de la FFC. A l'intersaison 1961-62, il va travailler dans les couloirs pour favoriser la fusion de l'équipe d'Anquetil, le GS ACBB (le club) Helyett (la marque de cycles) avec St Raphaël (l'associé) tout en assurant la reprise des anciens coureurs de St Raphaël par les chicorées Leroux. Un peu comme si aujourd'hui, la Ligue Nationale du Cyclisme distribuait les cartes entre les équipes pour essayer de recaser tout le monde.

Les employeurs italiens paient cher et ont donc des exigences, notamment celui de voir leurs poulains courir en Italie, en particulier le Giro. Surtout quand le Tour est couru par équipes nationales. Félix Lévitan, co-directeur du Tour, a vite compris que le retour aux équipes de marques pour le Tour 1962 était indispensable si le Tour voulait conserver sa prédominance sur le Giro.

NAISSANCE D’UNE LIGUE EN ITALIE

Le cyclisme pro se développe si bien en Italie qu'il se sent pousser des ailes. Une Ligue professionnelle se crée en 1960 et veut être indépendante de l'UVI, la fédération italienne. Fin 1962, le CONI confirme la primauté de l'UVI dans l'organisation du cyclisme professionnel et dissout la Ligue. La Ligue n'abandonne pas et se radicalise. Elle veut organiser toutes les courses italiennes, et veut les réserver aux coureurs italiens car les étrangers pourraient être suspendus par leur fédération solidaire de l'UVI. Le front uni du cyclisme pro italien se lézarde et quelques équipes commencent à rejoindre le giron fédéral.

Le sommet du schisme est atteint au Giro 1963. Il y a deux maillots vert-blanc-rouge au départ. Le champion d'Italie UVI et celui de la Ligue. C'est un de trop et l'UCI interdit à Marino Fontana, coureur de San Pellegrino de porter son maillot de champion de la Ligue. En réponse, San Pellegrino dissout carrément son équipe en pleine course et abandonne ses coureurs à la charge des organisateurs.

Auparavant, les dirigeants de San Pellegrino avaient déjà montré qu'ils n'étaient pas là pour faire des cadeaux. Ils avaient puni Aldo Moser de son abandon à la Vuelta juste avant le Giro. En représailles, ils lui ont interdit de courir le Tour d'Italie.

L'INFIDÉLITÉ DES EXTRA-SPORTIFS

Cet exemple montre que ceux qui craignaient que les associés extra-sportifs seraient moins fidèles que les marques de cycles avaient raison. Ces entreprises sont là pour avoir un retour sur investissement, pas pour durer.
''Extra-sportif'' est le mot qui illustre mieux ces marques qui patronnent des équipes cyclistes. Les marques de cycles, les accessoiristes n'ont que les courses cyclistes pour se montrer et faire de la publicité, sauf quand l'entretien de l'écurie coûte trop cher. Mais ce sont des partenaires fidèles, « du bâtiment ». En revanche, une marque de frigidaires ou d'apéritif a le choix entre tous les sports populaires, et même entre des événements qui n'ont rien à voir avec le sport, pour faire sa pub. Elle peut quitter le navire sur un coup de tête ou un coup dur pour son entreprise.

Le Commandatore Borghi vend des frigos de la marque Ignis. En 1965, il possède une équipe de vélo, le club de foot de Varèse, une équipe de basket et une écurie de boxe. Début octobre, on lui prête l'intention de monter "l'équipe du Marché commun" en recrutant le jeune Eddy Merckx, Rudi Altig et Jean Stablinski. Et puis Borghi envoie tout balader, l'équipe est mort-née. Rudi Altig, futur Champion du Monde, se retrouve le bec dans l'eau et doit baisser ses tarifs pour trouver une place chez Molteni. 50 ans avant Oleg Tinkov, les patrons mégalomanes ne sont déjà pas très fiables.

LE PRÉSIDENT DE LA FICP NE RESPECTE PAS SON RÈGLEMENT

Au même moment, les réalités économiques vont balayer une des règles de la réforme de 1958. Un seul associé extra-sportif est autorisé par marque de cycles. Pour démarrer la saison 1966, les cycles belges Groene Leeuw déjà associés à la brasserie Wiel's reçoivent le soutien d'une deuxième entreprise, une marque d'apéritif, Gancia, alors que les coureurs ne sont plus payés. La fédération belge, la RLVB, donne son accord. Son président, M. Duchâteau, est aussi celui de la toute nouvelle FICP (2), mais il accepte donc cet arrangement qui déchire les accords en place. Les organisateurs du Tour et du Giro protestent mais les groupes sportifs italiens voient ce précédent d'un très bon œil.

Les marques de cycles n'ont pas dit leur dernier mot. En 2003, quand la marque de vêtements Coast est obligée de mettre la clef sous la porte, ce sont les cycles Bianchi qui reprennent le parrainage de l'équipe allemande au milieu de la saison, fin mai.

(1) Association internationale des organisateurs de courses cyclistes
(2) Fédération internationale du cyclisme professionnel

Notre dossier - Les 1001 réformes du cyclisme pro :
-Les pros et les amateurs : des diables et des petits saints
-La bataille de la licence pro
-Il y a du monde dans le peloton
-Des primes de départ aux courses protégées
-L'UCI laisse passer la révolution des extra-sportifs
-Les organisateurs prennent la main
-Le long chemin vers la licence unique
-Hein Verbruggen, le révolutionnaire
-Du Top Club au ProTour
-Un retour et le WorldTour
-Le retour du classement UCI

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