Bernard Tapie, le flambeur de prix
Il avait fait une dernière apparition dans le monde du vélo à l'occasion du Tour La Provence 2019. Il y avait retrouvé une dizaine de coureurs de l'ancienne équipe La Vie Claire qui l'avait fait connaître auprès d'un large public, avant de se touner vers le foot et l'Olympique de Marseille. Avec le vélo, il a gagné deux Tour de France et un Giro, contre une seule Coupe des clubs champions avec le ballon rond. Bernard Tapie est mort ce dimanche à 78 ans.
"Vous avez fait un début de Tour formidable !". Bernard Tapie s'adresse à "ses" coureurs de l'équipe La Vie Claire, à Nantes, la veille du premier contre-la-montre individuel du Tour de France 1986. Il n'en pense pas un mot. Quand Maurice Le Guilloux et Paul Koechli, les deux directeurs sportifs, sont allés le chercher à l'aéroport, Tapie était furax et promettait de passer un savon aux dix coureurs de l'équipe. Il leur reproche un mauvais début de Tour. Les La Vie Claire ont certes raté leur contre-la-montre par équipes, où Bernard Hinault a montré des signes de faiblesse, mais surtout, les Système U, l'équipe de Cyrille Guimard, son ennemi, se sont imposés. Les équipiers de Laurent Fignon ont porté le maillot jaune et sont en haut du classement général avant le chrono de 61 km.
Les directeurs sportifs ont convaincu leur patron que ça ne servait à rien de mettre de l'huile sur le feu. Il faut croire que le discours a galvanisé les troupes. Bernard Hinault gagne à Nantes devant Greg Lemond, et leur équipier Jean-François Bernard se classe 10e. Laurent Fignon se prend un tir de 3'42". Ailes pliées. L'équipe de Bernard Tapie termine en jaune avec Greg Lemond, à pois rouges avec Bernard Hinault, en blanc avec Andy Hampsten, six victoires d'étapes et les casquettes jaunes pour tout le monde.
ARRIVÉ PAR LES DOSSARDS
Pourtant, Bernard Tapie est arrivé dans le vélo par la petite porte. Sur les conseils de Jean De Gribaldy, il commence par patronner les dossards de Paris-Nice en 1983, avec sa marque La Vie Claire, société de produits diététiques et de magasins franchisés. Il l'a rachetée en 1980. Pour la petite histoire, un affabulateur démarche des coureurs français à l'automne 1980 en prétendant monter une équipe au nom de La Vie Claire où il est inconnu au bataillon.
En 1983, Jean De Gribaldy dirige l'équipe Sem de Sean Kelly, le futur n°1 du Classement mondial de Vélo. Mais Tapie veut Hinault et ça tombe bien, le Blaireau quitte Renault le 6 septembre. Il a demandé à la Régie de choisir entre lui et Cyrille Guimard. Elle choisit le directeur sportif qui voit l'avenir en rose avec Laurent Fignon, vainqueur du Tour, et Greg Lemond, Champion du Monde. Cyrille Guimard est persuadé que Bernard Tapie est déjà à la manœuvre derrière ce divorce. Mais le vainqueur de la Vuelta 1983 n'a pas pardonné à son directeur sportif un affront dans un restaurant en Espagne, où il lui reproche d'avoir bu un verre de vin. "Ce jour-là, avec lui, c'était fini..." (1).
Le goût prononcé de l'homme d'affaires pour la mise en scène se fait sentir avec l'annonce de la signature entre Hinault et Tapie, le 25 septembre 1983, au soir du Grand Prix des Nations, en direct dans Stade 2. L'annonce est une vraie surprise à l'époque. Le Breton est annoncé en partance vers l'Italie et l'équipe Malvor. Le coureur est convalescent, une longue cicatrice sur le genou. Il s'est abîmé la gaine du tendon à la Vuelta. Forfait pour le Tour, il abandonne le critérium d'après-Tour de Callac et se fait opérer dans la foulée. À l'époque, Bernard Tapie, 40 ans, est le "repreneur des entreprises en difficulté". Le raccourci avec le coureur sur une jambe est facile.
UNE CHANCE SUR DEUX
Tapie se fait connaître avec Manufrance en 1980. Il veut racheter la "vieille dame" de Saint-Etienne qui fabrique entre autres des bicyclettes. Il passe pour un sauveur et propose un plan de restructuration avec des licenciements. Il obtient l'exploitation de la marque, ne sauve rien mais sa renommée grandissante n'est pas entachée car l'entreprise quasi-centenaire semblait condamnée aux licenciements de masse depuis plusieurs années.
Pour sa nouvelle équipe, Bernard Hinault veut être libre. Libre de choisir son programme : moins de 100 jours de course par an et ne plus courir Paris-Roubaix. Il veut aussi des responsabilités. "Il ne faut plus que le coureur soit seulement une bête à pédaler". Le coureur ne veut plus de directeur sportif. Sa nouvelle équipe aura donc un manager, Philippe Crépel, et un entraîneur, Paul Koechli. "C'est impossible de cumuler les deux fonctions. Chez Renault, Cyrille passait des heures au téléphone pour traiter avec un organisateur ou régler un déplacement. Mais pendant ce temps, on ne pouvait pas discuter avec lui. Et lui ne s'apercevait pas de ce qui ne tournait pas rond dans l'équipe" (1).
C'est donc ce projet qu'il présente à Bernard Tapie, mis en relation par Jean De Gribaldy, alors que le Breton est encore avec des cannes anglaises. L'homme d'affaires lui demande "vous allez revenir ?". "J'ai une chance sur deux", lui répond le Breton. La réponse séduit celui qui aime le défi. "Je me suis dit, ce mec, c'est quelqu'un de formidable. C'est lui qui m'a donné envie de faire du cyclisme" (2).
EN CHANDAIL MONDRIAN
On l'a vu, l'homme d'affaires est déjà connu avant le vélo. Mais le vélo va le rendre populaire. Et le nom de Piet Mondrian va passer d'un cercle d'initiés à l'oreille du grand public grâce au maillot de l'équipe La Vie Claire. C'est vêtu d'un chandail aux couleurs Mondrian que le patron pose à côté de Bernard Vallet, devant les caméras, à l'arrivée des Six Jours de Paris en février 1984, pour la première victoire d'un de ses coureurs. Quand il remet un pied dans le vélo à travers le Tour La Provence, patronné par le journal qu'il a racheté, le maillot de leader s'inspire encore du motif Mondrian depuis 2019.
Sur le maillot de son équipe apparaîssent les entreprises rachetées par l'entrepreneur. La Vie Claire, rachetée en 1980 mais qu'il n'arrive pas à rendre rentable. Elle est revendue en 1996. Les balances Terraillon, achetées pour 1 franc symbolique en 1982. L'usine historique ferme en 1993 et la marque est revendue.
Les quatre lettres de Look ornent les cuissards. En 1983 le groupe Bernard Tapie Sport rachète 20 millions de francs la marque de fixations de ski mais licencie un tiers du personnel. Avec l'invention de la pédale de sécurité, la marque se diversifie. Bernard Tapie Finance revend la marque nivernaise 260 milions en 1988. La pédale Look est une vraie réussite et une révolution (lire ici).
« JE MARCHE À LA WONDER »
En 1984, Bernard Tapie reprend aussi les piles Wonder. La marque apparaît sur les manches du maillot de La Vie Claire, dès 1985 et dans le dos des coureurs du Tour 1986 avec le slogan "Je marche à la Wonder". La reprise est un échec. Il ferme deux usines et licencie plus de 500 personnes. L'homme d'affaires revend la société en 1988 avec une plus-value.
Le symbole des années "fric" investit et s'investit dans l'équipe. "C'est moi qui donne à l'équipe sa propre culture". Il va sur le terrain, suit les courses en voiture. Hinault apprécie. "Vous savez combien de fois j'ai rencontré le patron [de Renault] ? Une seule ! Cinq minutes. Vous parlez d'un soutien... ! Tandis qu'avec Tapie, j'étais réellement soutenu. Il venait sur presque toutes les courses. Il m'encourageait. Ou il m'engueulait quand il trouvait que je n'avançais pas ! Au moins il vivait sa passion. J'ai adoré travaillé avec lui", raconte le Blaireau en 2003, alors que son ancien patron est déjà passé par la case prison (3).
Tapie va jusqu'à mettre en scène l'arrivée de l'étape de l'Alpe d'Huez du Tour de France 1986. Greg Lemond et Bernard Hinault main dans la main, c'est de lui. Ils avaient le temps, ils avaient fait le jour derrière eux depuis la vallée de la Maurienne et le Col de la Croix de Fer. Greg Lemond en jaune pense que le Français va tenir sa promesse, déclarée à l'arrivée du Tour 1985, de l'aider à gagner le Tour. L'Américain est abasourdi quand il entend Hinault dire que le Tour n'est pas fini et qu'ils joueront tout dans le contre-la-montre de Saint-Etienne, deux jours plus tard.
GREG LEMOND SE FAIT AVOIR
Bernard Tapie est un hâbleur. Il parle beaucoup, quitte à se contredire. Son vocabulaire vire du superlatif "formidable !", à la condamnation des "connards", c'est-à-dire, dans son esprit, les journalistes sportifs. Il est adepte du parler haut pour faire taire l'adversaire. Mais il sait aussi se taire quand il faut, comme lorsque Patrick Gagnier, le masseur de Greg Lemond pendant le Tour 1986, lui demande d'arrêter de parler affaire avec le coureur américain sur la table de massage.
Greg Lemond est le symbole du changement supposé apporté par Bernard Tapie au cyclisme. En 1984, après le Tour de France gagné par Laurent Fignon devant Bernard Hinault et Greg Lemond, le patron sent qu'il faut renforcer sa formation s'il veut gagner la Grande Boucle. Il contacte Fignon qui refuse et Greg Lemond qui se laisse tenter. Tapie fait marcher la planche à billets : un million de dollars sur trois ans. Il faut comprendre un million divisé par trois par an, mais le businessman entretient le malentendu. Le premier changement, c'est de parler en dollars dans le vélo. Mais là encore, Bernard Tapie n'a pas tenu toutes ses promesses. Aux 300 000 dollars annuels devaient s'ajouter un dollar par paires de pédales Look vendues. "Je n'ai jamais rien touché", déclare l'Américain à L'Equipe en 2015. Le vainqueur du Tour 1986 passe à côté d'un pactole. "Grâce à Greg on a déjà vendu 250 000 paires de pédales aux Etats-Unis", assure en 1986 son patron, qui aime jongler avec les chiffres.
"J'ai amené de nouveaux salaires. Il y avait une espèce d'accord entre les différents sponsors pour pas payer les types" (2), constate-t-il en arrivant dans le vélo, "avec un programme de huit ans", affirme-t-il en 1985. Les marques de cycles s'entendaient dans les années 50 sur le montant des primes de victoire. Le plafonnement des salaires permet aux groupes sportifs de limiter leur budget pour rester attractifs pour les bourses de partenaires potentiels. "Bernard Tapie avait apporté l'argent qui faisait défaut à ce sport", rappelle Charly Mottet en 2015. Cyrille Guimard ne veut pas offrir à son adversaire le costume de libérateur des salaires des coureurs. "Ce n'est pas Tapie qui a fait monter les salaires mais la télévision".
SANS HINAULT, IL S'ÉLOIGNE DU VÉLO
Il y avait déjà eu des gros coups dans les transferts juste avant que Lemond parte de Renault pour La Vie Claire. Jean-René Bernaudeau de Renault vers Peugeot, Fons De Wolf chez Bianchi, ou encore Stephen Roche vers La Redoute, alors qu'il est encore sous contrat avec Peugeot. Déjà dans les années 60, l'arrivée des marques extra-sportives (lire ici) dans le vélo avait fait monter les prix, notamment en Italie. Un patron un peu mégalomane, propriétaire du club de foot de Varèse, du club de basket aussi, est attiré par l'occasion de mettre le nom de sa marque de réfrigérateurs IGNIS sur le maillot d'une équipe cycliste. C'est le commandatore Borghi. Le point d'orgue est atteint à l'hiver 1965. On lui prête l'intention de monter "l'équipe du marché commun" avec Anquetil, le jeune Merckx et Altig. Mais le "Commandatore" laisse tout le monde en plan et Rudi Altig est obligé de baisser ses tarifs pour ne pas rester le bec dans l'eau.
La somme symbolique d'un million de dollars agitée par Bernard Tapie lance la boule de neige. Mais Greg Lemond ne veut pas endosser le costume de l'inflation des salaires. "Ce n’est pas moi qui ai ouvert le marché, la compétition entre coureurs : c’est Tapie, en racontant des choses fausses ! Je sais qu’après le Tour 1987, Roche s’est dit : “Si Lemond vaut un million de dollars, moi j’en vaux 800 000". Et c’est parti comme ça, les salaires se sont mis à flamber. Cela dit, Delgado, lui, gagnait déjà 900 000 dollars par an, presque autant que moi. Mais c’est sur mon nom que tout s’est cristallisé", analyse l'Américain dans L'Equipe en 2013.
Bernard Hinault raccroche en 1986. Sans l'homme qui lui a fait aimer le vélo, Bernard Tapie prend le virage du football qui le mènera à sa perte. Le maire de Marseille, Gaston Defferre, lui confie les clefs de l'OM. En 1993, le club gagne la Coupe des clubs champions mais c'est aussi le début de l'affaire du match truqué OM-VA. Condamné, il va passer huit mois en prison en 1997.
En 1990, il s'offre Adidas pour 1,6 milliard de francs avec l'argent du Crédit Lyonnais, alors que Bernard Tapie Finance est au bord de la faillite. Devenu ministre et chouchou de François Mitterand, il est incapable de rembourser sa banque. Il lui demande de revendre la marque allemande. En 1993, le Crédit Lyonnais trouve un montage de deux milliards de francs mais il ne fait pas que vendre puisqu'il acquiert 20% des parts. Tapie récupère une plus value de 200 millions de francs sans avoir investi personnellement un centime. La banque va récupérer des plus-values grâce au redressement de la situation d'Adidas. C'est le début de l'affaire de l'arbitrage qui aboutit au versement de 403 millions d'euros d'argent public, dont 45 à titre de préjudice moral, en 2008. La décision en appel du procès de cet arbitrage devait tomber le 6 octobre prochain.
(1) Vélo N°182 octobre 1983
(2) Le Miroir du Tour - France 2 - 2003
(3) Christophe Penot 2003. "Ces Messieurs du Tour de France". Éditions Cristel